Dictionnaire de la non-violence[1]

 

Jean-Marie Muller

 

L’autre de la vérité n’est pas l’erreur, mais la violence.

Éric Weil[2]

 

AVANT-PROPOS

 

Les mots pour dire la non-violence

 

Le 10 novembre 1998, l’Assemblée générale des Nations Unies « proclame la période 2001-2010 Décennie internationale de la promotion d’une culture de la non-violence et de la paix au profit des enfants du monde ». Dans ses attendus, elle considère « qu’une culture de la non-violence et de la paix favorise le respect de la vie et de la dignité de chaque être humain sans préjugé ni discrimination d’aucune sorte ». En outre, l’Assemblée générale « invite les États Membres à prendre les mesures nécessaires pour que la pratique de la non-violence et de la paix soit enseignée à tous les niveaux de leurs sociétés respectives, y compris dans les établissements d’enseignement ». Il y a lieu de s’étonner que les représentants des États rassemblés à New York aient voté pareille résolution, tant la non-violence est étrangère à la culture dont nous sommes les héritiers. Les concepts autour desquels notre pensée s’ordonne et se structure laissent peu de place à la notion de non-violence, tandis que la violence fait partie intégrante de notre univers conceptuel. La non-violence vient bouleverser nos repères. Le concept même de non-violence rencontre dans nos esprits de telles difficultés que nous sommes souvent tentés d’en récuser la pertinence.

De la non-violence, les gens n’ont le plus souvent qu’une opinion, c’est-à-dire un pré-jugé. Ce qui caractérise une opinion, c’est qu’elle n’est point l’œuvre de la raison, mais de la croyance. L’opinion est une pensée borgne, stéréotypée, empruntée au plus grand nombre, une pensée à laquelle l’individu n’a pas consacré le temps nécessaire de la ré-flexion. L’opinion n’est que redite de ce qu’« on » dit. Elle nourrit un bavardage. Immature, superficielle et confuse, elle induit en erreur. L’opinion publique ne laisse-t-elle pas entendre que la non-violence n’est rien d’autre qu’un idéalisme sans mains ? Celui-ci s’enracinerait dans une morale de conviction, mais il serait impuissant à fonder une morale de responsabilité. Alors, à quoi bon ?! Ainsi, nombre de gens sont prêts à donner une opinion sur la non-violence, tandis qu’ils n’en ont aucune connaissance.

Pourtant, les noms et les visages de Gandhi et de Martin Luther King, même s’ils évoquent le plus souvent des personnages lointains, sont connus et respectés. Une expérience, chèrement acquise dans des luttes d’une nouvelle facture, a révélé au monde l’efficacité de la stratégie de l’action non-violente pour permettre aux hommes et aux peuples de mettre en échec la puissance des violents, de défendre leur liberté, de recouvrer leur dignité. Cette efficacité, ne nous leurrons pas, restera toujours relative et l’échec sera toujours possible. Mais l’action non-violente, en réintroduisant du sens dans les luttes qui opposent les hommes, permet d’avoir une attitude responsable face à la violence des puissants.

Il arrive parfois que l’actualité cite la non-violence dans la présentation des événements. Mais ce n’est qu’un flash s’éteignant aussi vite que l’intuition qui parfois effleure notre esprit : et si cette non-violence pouvait ouvrir de nouveaux horizons à la réflexion et à l’action ? Nos habitudes de pensées reprennent vite le dessus. Et nous continuons à n’envisager que la violence pour répondre à la violence. En définitive, la non-violence apparaît trop simple pour être vraie. En réalité, c’est la violence qui est simple et la non-violence complexe.

La non-violence, néanmoins, en ouvrant une brèche dans la masse tiède du scepticisme ambiant, commence à susciter l’intérêt et à être prise en considération en dehors des groupes militants dans lesquels elle s’est trouvée longtemps confinée. Elle commence à devenir « discutable », c’est-à-dire digne d’être discutée. En rédigeant ce « dictionnaire », j’ai voulu favoriser et alimenter cette discussion. Un dictionnaire (du latin dicere, dire) est un « lexique » (du grec lexis, mot), c’est-à-dire un « ensemble de mots » qui permet de dire ce que l’on veut exprimer. Pour libérer la non-violence des confusions, des malentendus et des équivoques qui la grèvent, nous avons besoin d’une langue vigoureuse capable de formuler une pensée claire et cohérente. Je suis donc parti à la recherche des mots qui constituent cette langue.

La langue n’est pas seulement le moyen d’expression et de communication de la pensée ; elle en est d’abord le fondement, la substance même. Avant de la formuler par des mots, notre pensée n’existe pas. Penser, c’est parler, c’est dire. Et d’abord, penser, c’est se parler, se dire. Maints créateurs du verbe – écrivains, poètes ou philosophes – ont rêvé d’une langue qui serait consubstantielle à l’esprit qui les habite, d’une langue éternelle qui exprimerait sans opacité, de façon parfaitement transparente, la réalité spirituelle entrevue. Mais le rêve d’une « langue originaire » qui serait la substance de la vérité demeurera toujours hors de notre portée.

La langue, en réalité, n’est pas un corpus statufié dont les éléments auraient valeur éternelle. Elle est infiniment ductile, sujette à de profondes transformations, capable d’infinies variations. Elle est, en un mot, vivante. Avec ce que la vie comporte de possibilités de déchéances, de ratages, d’échecs. Les mots ont une histoire qui façonne leur signification et la modifie au cours du temps. Les mots possèdent ainsi plusieurs acceptions. Les linguistes parlent alors de « polysémie » : le même signifiant a plusieurs signifiés.

Communiquer n’est pas chose simple : il n’est pas rare que l’auditeur entende les mots dans un sens différent de celui qui leur est donné par le locuteur. Et lorsque les mots sont mal-entendus, l’in-compréhension s’installe entre les deux inter-locuteurs. Notre compréhension des mots est largement subjective. Un mot suscite en nous une émotion qui nous le fait entendre d’une manière particulière. Nous l’interprétons à travers le prisme de notre histoire, de notre vécu, de notre sensibilité. Ainsi, le halo affectif qui entoure parfois les mots, la marge d’indétermination de certains concepts, la sacralisation de certaines notions sont autant d’obstacles à l’entente réciproque. C’est pourquoi, en écrivant ce lexique, j’ai voulu ausculter des mots affadis et dénoncer ceux qui en sont venus à signifier ceci et son contraire.

La langue est l’expression de la culture d’une société. Notre langue étant largement déterminée par l’idéologie prévalente de la violence, nous n’avons pas appris à parler la langue de la non-violence. Les mots nous manquent pour penser et dire la non-violence. Les mots sont perçus à travers le prisme déformant de l’idéologie de la violence. Replacés devant le miroir de la philosophie de la non-violence, ils prennent une autre signification. Il nous faut pourchasser et débusquer les mots falsifiés qui s’introduisent à notre insu dans notre langue, engendrant l’incohérence de nos discours. Il faut nous efforcer de mettre à jour les pré-suppositions philosophiques qui se cachent dans les mots que nous utilisons d’ordinaire et qui structurent, malgré nous, notre pensée. Nous devons délégitimer et déconstruire les mots justifiant la violence et, dans le même mouvement, inventer et créer les mots qui honorent la non-violence. Trouver les mots justes pour dénommer la violence, c’est déjà nous déprendre de son emprise. De même, trouver les mots justes pour dénommer la non-violence, c’est déjà lui ouvrir un espace où elle puisse exister. C’est à ce double travail de dénomination que je me suis attelé dans la rédaction de ce lexique, dans l’espoir de découvrir les mots-clefs qui ouvrent l’accès à une compréhension approfondie de la non-violence.

Les mots ne sont ni des signes indéfectibles, ni des signes arbitraires qui n’auraient qu’une valeur instrumentale pour désigner les choses. Il existe un lien fort entre le « signifiant » et le « signifié ». Nous mettrons souvent l’étymologie des mots en évidence. L’« étymologie » est la science du sens premier des mots ; elle recherche les racines originelles des mots qui permettent de préciser les éléments qui les composent. Les mots ne font pas que désigner les choses, ils en révèlent le sens. Les choses n’existent pas indépendamment du sujet qui les perçoit, les conçoit et les nomme. Nommer les choses, c’est les faire advenir à l’existence. Les mots enfantent les choses.

Pour écrire la non-violence, il ne suffit pas d’établir un vocabulaire, il faut encore définir une grammaire de la non-violence (« grammaire » vient du verbe grec graphein, écrire). Celle-ci nous apprendra comment lier, ajuster et accorder les mots les uns aux autres pour exprimer le sens de la non-violence.

La culture de violence repose sur deux piliers, l’un idéologique, l’autre stratégique. L’idéologie nous fait croire que la violence est immanente à l’action humaine, et la stratégie nous enseigne que la violence est « nécessaire » pour agir efficacement. De même, la culture de non-violence doit être fondée sur une philosophie et une stratégie. Il faut déconstruire l’idéologie de la violence et discréditer la stratégie de l’action violente, et, dans le même temps, construire une philosophie de la non-violence et inventer une stratégie de l’action non-violente. Si les deux registres de la philosophie et de la stratégie doivent être clairement distingués, ils ne doivent pas être séparés. Il y a continuité entre l’une et l’autre. La philosophie est la quête d’une sagesse pratique qui dispose et invite l’homme à l’action. Penser, c’est vouloir, et vouloir, c’est agir. Précisément : penser la justice, c’est vouloir la justice, et vouloir la justice, c’est agir pour la justice. Certes, le philosophe voudrait bien profiter d’une vie paisible consacrée entièrement à la réflexion, à la méditation et à la contemplation. Mais il doit renoncer à ce rêve, car il n’a pas le choix : il doit agir. Paul Ricœur souligne fort justement que l’action est le critère de l’authenticité du vouloir : « Une volonté, écrit-il, qui n’aboutit pas à mouvoir le corps et, par lui, à changer quelque chose dans le monde est bien près de se perdre dans les vœux stériles et dans le rêve. Qui ne réalise pas n’a pas encore vraiment voulu. La légitimité d’une intention séparée de l’action est déjà suspecte[3]. » Le philosophe ne saurait seulement exercer sa raison pour élaborer des concepts intellectuels ; dans sa recherche de la vérité, il est conduit par l’exigence de sa conscience à affirmer des valeurs morales. Et celles-ci doivent s’éprouver dans le creuset du monde. « Dès que la conscience, précise Ricœur, se replie dans une intériorité méprisante, la valeur est frappée d’une stérilité qui l’altère profondément[4]. »

Il existe un lien essentiel entre le mot juste, la pensée juste et l’action juste. L’action est l’aboutissement et la réalisation de la philosophie ; elle est l’attitude par laquelle l’homme-philosophe affirme sa présence aux autres. En se refusant à l’action, le penseur n’offrirait aux autres que le vide de son absence. L’engagement dans l’action militante en faveur des droits de l’être humain ne peut être compris comme une matière à option de la philosophie ; il en constitue une matière obligatoire, greffée sur la sagesse pratique. L’impasse sur cette matière est éliminatoire. À quoi pourraient servir les plus beaux discours philosophiques qui vantent l’éminente dignité de l’homme, s’ils n’étaient pas, non seulement annonciateurs, mais porteurs de dignité pour tout être humain, pour tous les êtres humains ? Comme malgré lui, mais non pas à contrecœur, le philosophe est un militant requis : il est embarqué… Sa fuite, s’il se dérobe, s’apparente à une désertion. Après s’être exercé dans sa chambre sur la page blanche – ou sur l’écran gris –, l’homme-philosophe doit aller éprouver le sens de ses mots sur la place publique en se confrontant physiquement aux autres hommes et en affrontant les événements. Il lui faut mettre ses mots en action, comme l’auteur-compositeur met ses mots en musique pour écrire sa chanson. Il lui faut confronter les mots de ses phrases aux dangers de la lutte. Il lui faut dire les mots de ses livres dans le risque de l’action.

Ainsi, la philosophie de la non-violence s’élabore à travers un va-et-vient permanent entre la réflexion et l’action, l’une se nourrissant sans cesse de l’autre. C’est pourquoi, j’ai fait le choix délibéré de rassembler dans un même ensemble les éléments d’un « traité de philosophie » et d’un « manuel pratique ». J’ai voulu attacher autant d’importance à élaborer et définir les concepts qui permettent de penser la non-violence qu’à décrire et à exposer les méthodes qui permettent d’organiser une action non-violente. Ainsi, dans ce lexique, bien que leur signification s’inscrive sur des registres différents, j’ai voulu entremêler les termes philosophiques et les mots techniques en cherchant à constituer un ensemble homogène et cohérent.

Tout au long de ces pages, je m’efforcerai de faire une synthèse personnelle de quelque trente cinq années de réflexion sur les tenants et les aboutissants de la non-violence. Je ne suis pas « non-violent », je ne suis pas « un non-violent », je ne suis ni « adepte », ni « apôtre » de la non-violence. J’aimerais seulement pouvoir dire que je suis un ami de la non-violence, comme les philo-sophes aiment à se dire « amis de la sagesse ». Au demeurant, je regarde la non-violence comme le porche de la sagesse. Tout au long de ces années de réflexion, je me suis également efforcé, à la mesure de mes possibilités, d’agir. Je suis donc un « militant » de la non-violence. Le militant a parfois la mauvaise réputation d’être un activiste incapable de se distancier de son action. Il est suspecté d’avoir des idées trop arrêtées pour être capable d’une réflexion sans préjugés. Serait ainsi accréditée l’idée paradoxale que le militant de la non-violence est mal placé pour proposer une réflexion sur la non-violence. Je pense, tout au contraire, qu’il faut avoir l’expérience de la non-violence, c’est-à-dire l’expérience de l’action non-violente, pour mener à bien une réflexion sur la non-violence. Celui qui reste extérieur à l’action non-violente n’en verra que les limites et sera incapable d’en comprendre la dynamique interne qui lui donne sa force. Je revendique donc que ma réflexion sur la non-violence s’enracine dans mon expérience de militant de la non-violence.

Je ne ferai aucune citation d’auteur, mais ne saurais passer sous silence toutes celles et tous ceux – écrivains, penseurs, philosophes, grands acteurs des luttes non-violentes ou simples militants – dont les écrits et les engagements nourrissent cette réflexion. J’ai la plus vive conscience de me situer dans leur lignée. C’est à cet héritage que j’ai emprunté le meilleur de ce que je peux écrire aujourd’hui sur le sens de notre commune aventure humaine. Je leur ai rendu un hommage explicite dans mes ouvrages précédents en les citant longuement. Cette fois-ci, bien que ne les citant pas, je tiens à dire avec force combien je leur suis redevable et leur exprime ma profonde reconnaissance. Au demeurant, nombre de mes réflexions laisseront transparaître clairement telle ou telle influence assez aisée à identifier.

J’ai également choisi de ne pas « donner des exemples » pour illustrer la description des méthodes de la stratégie de l’action non-violente. Cette absence de références à des exemples concrets peut parfois rendre la lecture quelque peu aride. Mais la présentation et l’analyse des expériences d’action non-violente auxquelles j’aurais pu souvent me référer auraient enflé plus qu’il ne convenait le texte de chaque article. En procédant ainsi, j’ai pu atteindre la concision qui correspond aux contraintes d’un lexique. En outre, cette méthode m’a obligé à plus de rigueur dans la réflexion. Citer des exemples peut être une facilité dispensant de préciser davantage les concepts et d’approfondir leur signification. Certes, il n’y a pas de réflexion théorique qui ne s’enracine dans l’observation et l’analyse des expériences historiques. Tout au long de ces pages, la référence aux faits, souvent implicite, reste toujours présente.

J’ai rédigé l’ensemble des articles qui composent ce glossaire de telle sorte que chacun d’entre eux soit autonome et puisse ainsi faire l’objet d’une lecture indépendante. Cela m’a conduit à rappeler parfois, ne serait-ce que d’une phrase, ce qui est « déjà dit » dans d’autres articles. Ces rappels veulent établir des passerelles entre les différentes notions afin de faciliter une circulation dynamique des idées.

Je veux espérer que la clarification de la signification des mots qui composent ce dictionnaire permettra de penser et de dire la non-violence au-delà des malentendus entretenus par l’idéologie de la violence qui domine nos cultures. Et qu’ainsi un dialogue pourra s’établir avec le lecteur dans le respect mutuel des convictions de chacun afin qu’ensemble nous puissions participer à l’invention d’une culture de la non-violence.

* * *


[1] Jean-Marie Muller, Dictionnaire de la non-violence, Les Éditions du Relié, Gordes, 2005.

[2] Logique de la philosophie, Vrin, Paris, 1974, p. 65.

[3] Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, Tome I. Le volontaire et l’involontaire, Aubier, Paris, 1988, p. 187.

[4] Ibid.

 

 

 

 

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