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BOUDDHISME ZEN ET YOGA

 

Robert Linssen

 

Depuis une vingtaine d’années, le bouddhisme Zen connaît un essor considérable dans tous les pays occidentaux. L’académicien français Jean Paulhan considérait l’avènement de la pensée Zen en Occident comme un fait aussi important que l’apparition de Descartes. Une véritable vague de fond Zen déferle dans la littérature anglo-saxonne, dans la peinture, dans la musique. Les expositions de peintures Zen réalisées tant par des Orientaux que par des Occidentaux font salles combles, tant à New-York qu’à Paris. A peine édités, les disques de musique Zen sont épuisés, introuvables.

Les observateurs attentifs se posent des tas de questions concernant les raisons d’un tel phénomène. S’agit-il d’un snobisme intellectuel ou d’un amour de l’exotisme ?

Les raisons du succès du Bouddhisme Zen sont beaucoup plus profondes. Elles sont assez semblables à celles qui sont responsables de l’essor important du yoga. Le développement du Zen et du yoga est d’ailleurs chronologiquement parallèle. Le Zen et le yoga ont le plus de succès, là où us sont le plus attendus et les plus nécessaires. Dans les pays à potentiel économique élevé tels l’Amérique, l’Allemagne, l’Angleterre, la Belgique, la Hollande, la France etc., les progrès techniques précipitent exagérément les rythmes de l’existence. Le système nerveux de l’homme moderne subit mille fois plus d’agressions que celui de ses ancêtres. L’intoxication progressive du système nerveux paralyse toute possibilité de détente. Le Zen et le yoga apportent précisément la relaxation physique, nerveuse ci psychologique immensément nécessaire à nos races physiquement appauvries et hyperintellectualisées.

A la question de savoir ce qu’est le Zen, le professeur Ogata répondait : « Le Zen est un art de vivre, c’est la Vie elle-même. » Nous dirons que le Zen est un art de vivre intégralement. C’est en fait un yoga intégral.

Vivre intégralement signifie que nous avons pris conscience et pleinement épanoui la totalité des énergies mises à notre disposition par la Nature. Prise de conscience du corps, des émotions, des pensées et surtout prise de conscience de niveaux spirituels dépassant la sphère de nos opérations mentales. L’expérience fondamentale du Zen ou « Satori » consiste en la « vision de la soi-nature ». Par elle, nous découvrons le lien secret qui nous relie à la totalité de l’Univers. Cette vision d’immensité nous délivre de l’angoisse et de l’illusion de la séparativité. Telle est la clé nous permettant de « vivre intérieurement détendus au cœur de l’activité extérieure la plus intense ». La compréhension complète d’une telle pensée nécessite l’étude de l’éveil intérieur enseigné dans le Bouddhisme.

 

ORIGINES DU BOUDDHISME ZEN

Les origines du Zen se situent en Inde et en Chine. Le Bouddhisme Mahayana, dont il est formé principalement, a été enseigné entre les années 550 ± 480 av. J.C. par Gautama le Bouddha. Il donna naissance à l’une des civilisations les plus belles de l’histoire, sous le règne du grand empereur Açoka (274-237 av. J.C.).

Les enseignements du Bouddha étaient très dépouillés. Ils condamnaient sévèrement les superstitions, les pratiques rituelles formant les derniers vestiges de la période sacrificielle des Védas. Telles sont les raisons profondes pour lesquelles, après son essor en Inde, le Bouddhisme y fut persécuté. De nombreux moines bouddhistes se réfugièrent en Chine où deux Indiens, Matanga et Bhorana introduisirent la « Doctrine de l’Eveil intérieur » dans la ville de Loyang vers l’an 65 ap. J.C.

C’est en Chine, où le Bouddhisme était des lors connu sous le nom de Ch’an qu’il atteignit le sommet de son rayonnement et de sa profondeur de pensée.

A cette époque, la Chine était imprégnée de Confucianisme et surtout de Taoïsme. La plupart des maîtres du Ch’an étaient taoïstes avant leur approche du Bouddhisme. L’essence du Taoïsme est à tel point semblable à celle du Bouddhisme du Grand Véhicule (Mahayana) qu’il est difficile de reconnaître immédiatement les enseignements de l’une ou l’autre école. Ce qui fit dire à l’un de nos maîtres tibétains Samtem Kham Pâ : « Comme une eau pure s’unit à une autre eau pure, ainsi le Boud­dhisme Mahayana et le Taoïsme formèrent ce vaste courant d’eau pure qu’est le Ch’an ».

C’est surtout à partir des traductions d’un lettré indien nommé Kumarajiva, vers le 3èrne siècle de notre ère, que le Bouddhisme Ch’an prit naissance. Contrairement à ce qu’ont affirmé de nombreux auteurs, Bodhidharma n’est pas son fondateur. Il fut précédé par Tao-An, Cheng-Chao et Tao-Cheng vivant aux 3ème et 4èmc siècles.

Ce n’est que vers 528 ap. J.C. que Bodhidharma vint apporter son importante contribution au développement du Ch’an (le Zen en japonais).

De nombreux patriarches lui succédèrent. Ils publièrent la plupart des travaux d’une richesse de contenu exceptionnelle, tant du point de vue spirituel que psychologique. Signalons parmi les plus connus Seng-Tsang, Hui-Neng et Shen-Hui. Le Bouddhisme atteignit le sommet de son développement en profondeur entre les 4ème et 8ème siècles ap. J.C.

Il connut son apogée sous la direction de Shen-Hui (668-760), le septième Patriarche nommé à titre posthume par l’Empereur. Vers les 6ème, 7ème et 8ème siècles, des infiltrations bouddhiques se manifestèrent au Japon par la Corée. C’est officiellement vers 1191 que le Bouddhisme Ch’an s’installe au Japon où il fut connu sous le nom de Zen.

De nombreuses sectes Zen s’y formèrent entre les 12ème et 18ème siècles. Elles connurent un essor considérable. Une période de sommeil intervint ensuite au cours de laquelle, peu à peu, de nombreux centres disparurent. il fallut attendre la seconde moitié du XXème siècle pour assister à une renaissance aussi inattendue que prodigieuse de la pensée Zen, non en Orient mais dans tout l’Occident, grâce aux travaux de notre grand ami et collaborateur D.T. Suzuki.

 

BASES DE L’EVEIL INTERIEUR

Le terme « Bouddha » ne désigne ni un Dieu au sens où l’entendent les Occidentaux, ni une personne. Il désigne plus exactement un état d’être intérieur. « Bouddha » signifie « Eveillé ».

L’état d’Eveil ou de Bouddha se réalise dès l’instant où l’être humain se connaît totalement. Que signifie exactement cette connaissance « totale » ? Elle implique pour les maîtres du Bouddhisme, infiniment plus d’éléments que ceux auxquels pensent les Occidentaux depuis que Socrate avait formulé l’exigence du « connais-toi toi-même ».

Il ne suffit pas pour se connaître, de procéder à un examen de conscience à la fin de chaque journée afin de repenser les réactions positives ou négatives qui ont déterminé nos relations avec les êtres et les choses. Une telle attitude est cependant plus bénéfique que l’indifférence et la négligence de la plupart. La parfaite connaissance de soi évoquée dans la doctrine de la « Vue Juste » du Bouddhisme est beaucoup plus exigeante.

Les maîtres de l’Inde et de la Chine antique nous enseignent que nous ne sommes pas seulement un corps né il y a quelques années, se développant puis mourant dans quelques années. Nous ne sommes pas non plus l’ensemble de nos manifestations psychiques : émotions, pensées, mémoires claires du conscient superficiel et mémoires obscures de l’inconscient profond.

Au-delà du corps physique et des énergies psychiques, au-delà du conscient et de l’inconscient, existent en nous des énergies spirituelles dont le rôle est fondamental. Ces énergies forment la base première à laquelle s’alimente l’universalité des êtres et des choses. Elle est ce que les bouddhistes appellent « la base du monde ». C’est à ce niveau-là que se révèle l’unité d’une essence cosmique sous-jacente à la multiplicité des apparences du monde phénomé­nal. Cette essence cosmique contient en elle un potentiel illimité de puissance pure, d’intelligence pure et non mentale, de félicité pure et d’amour non sentimental. C’est la plénitude de « Sat­Chit-Ananda » des Sages indiens, correspondant au Mental Cosmique du Ch’an chinois et du Zen japonais.

Par « pleine connaissance de soi », les maîtres du Bouddhisme désignent une parfaite prise de conscience de tous les éléments qui nous constituent à tous les niveaux. Parfaite prise de conscience des réflexes corporels impliquant indirectement la pratique du yoga. Parfaite prise de conscience des processus présidant à la naissance et au développement des pensées, des émotions. Parfaite connaissance surtout du niveau de conscience supérieur dépassant les agitations de l’émotion et de la pensée. Il s’agit là d’un processus de développement naturel au cours duquel nous nous révélons simplement à la plénitude de ce que nous sommes, et ce, à tous les niveaux.

Pour ces raisons le Bouddhisme est souvent défini comme la doctrine de l’Eveil intérieur, de la Vue juste et de la parfaite momentanéité.

Doctrine de l’Eveil intérieur d’abord : par l’exercice d’une attention parfaite, d’une vigilance de tous les instants donnant à la conscience une acuité exceptionnelle. Une des pensées du Bouddha parmi les noms connues et les plus profondes, énoncées dans le Dhammapada déclare : « La vigilance et la lucidité sont les voies de l’Immortalité. La négligence est la voie de la mort. Les négligents sont déjà comme s’ils étaient morts. » Par « négligence », les maîtres du Bouddhisme désignent l’attitude d’esprit de la plu­part d’entre nous. Pourquoi ? Parce que nous sommes dans l’ignorance de notre nature réelle et profonde. Ensuite nous sommes « dis-traits » au sens étymologique du terme parce que nous n’avons pas connaissance des énergies qui sont responsables de l’apparition des pensées, de leur agitation incessante etc. Nous avons développé ailleurs[1] de façon minutieuse la nature de ces énergies, leur processus opérationnel et le moyen de s’en affranchir. Tout ceci nous prouve que l’atmosphère du Bouddhisme est éloignée des rêveries nébuleuses dont certains ont prétendu qu’il était imprégné. Il est tout aussi éloigné des négations destructrices du nihilisme. Ces malentendus résultent d’une mauvaise interprétation, par les premiers traducteurs, du mot « Nirvâna ». Le préfixe « Nir » est privatif et l’ensemble de ce terme évoque l’extinction, c.à.d. l’action du souffle éteignant une flamme. Ainsi que l’exprime A. David-Neel,  « Nirvâna » signifie bien « extinction », mais encore faut-il voir de quoi ! Il s’agit de l’extinction de l’ignorance et de la « flamme » de la conscience personnelle, égoïste.

Dans ses Sermons, le Bouddha comparait le processus de la conscience égoïste à celui d’une flamme. Lorsque nous regardons distraitement une flamme brûlant à l’abri du vent, nous avons une impression d’immobilité. En fait, la flamme est dans un flux constant. Elle s’alimente constamment des molécules d’huile ou de stéarine qui se combinent à l’oxygène de l’air. De même, expliquait le Bouddha, notre conscience égoïste « brûle ». Elle est dans un flux constant et les aliments de cette flamme sont les 5 skandas : les sensations, les perceptions, les actes de conscience, les désirs etc. Ce processus nous enchaîne à la durée, au temps, à la continuité apparente du « moi » durant le Samsâra, la roue des naissances et des morts successives. Le « Nirvâna » est l’extinction de cette flamme du « moi ». Mais alors que pour la plupart des Occidentaux cette extinction évoque la mort et le néant, les Eveillés la considèrent comme la porte ouverte vers une Plénitude intérieure où se révèlent les plus hauts sommets de l’Intelligence et de l’Amour. A l’un de ses élèves qui lui posait une question sur l’extinction de la conscience égoïste, le Maître indien Sri Bhagavan Maharshi répondait « Loin de vous perdre, vous vous retrouverez enfin ! » Les maîtres du Bouddhisme Ch’an et du Zen déclarent : « L’Eveil intégral consiste à retourner chez soi ! »

 

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Nous disions que le Bouddhisme Zen était la doctrine de la « Vue Juste ». « Voir » et « Voir juste » a été depuis toujours la devise de tous les Sages. C’était la devise du Zend-avesta de la Perse antique enseignant la vision de la Claire Lumière. C’était aussi celle de l’antique ésotérisme dravidien. C’était surtout la base ésotérique essentielle si fort peu connue des Védas et de l’Advaïta Védanta. Les « Védas » étaient les « Voyants » pratiquant l’art de la « Vue Juste » et la notion dominante de l’ésotérisme védique était celle de « l’omnipénétration de la Lumière, l’essence suprême du Brahman ».

L’expérience fondamentale du Zen ou « Satori » évoque également la « Vue Juste » : c’est la vision de la « Soi-Nature ». La « Soi­Nature » profonde de chacun de nous est identique à la « Soi­-Nature» de l’Univers. Nous avons examine ailleurs[2] la nature exacte du monde matériel. Malgré la variété infinie de ses formes, de ses propriétés « en surface », ce monde matériel provient d’une seule et même énergie « en profondeur ».

La « Vue juste » consiste à voir la réalité profonde de notre être et de l’univers autour de nous, au-delà des apparences « de surface ». Les anciens maîtres du Bouddhisme possédaient une vision intuitive surprenante et profondément adéquate de la structure exacte de la matière. Un vieux texte datant de plus de deux mille ans dit ceci : « Une pierre, un arbre ne sont pas des solides immobiles. A la place de cette pierre et de cet arbre, le disciple entraîné dans l’art de la « Vue juste » discerne une succession prodigieusement rapide d’éclairs. C’est la rapidité du déroulement de ces éclairs qui donne aux choses extérieures une apparence d’immobilité, de continuité, de solidité. »

Le texte continue d’ailleurs en expliquant qu’un processus identi­que est responsable de l’apparente continuité de la conscience. Nous éprouvons celle-ci avec un sentiment de continuité en raison de la succession rapide et complexe des pensées. Mais en fait, la conscience n’est pas continue.

Les maîtres indiens et le Bouddhisme nous enseignent que des « vides interstitiels » existent entre les pensées (Turya). Nous avons vu ailleurs les raisons pour lesquelles ces vides nous sont soigneusement cachés.[3]

Il est important de noter que lorsque les maîtres de l’Advaïta Védanta ou du Bouddhisme Zen nous parlent du « Vide », il ne s’agit pas de néant. Les textes classiques nous disent par exemple : « Cela n’est ni rouge, ni vert... », « Cela n’est ni court ni long… », « Cela n’est ni chaud ni froid… ».

Le but réel de ces négations successives est de vider le mental de toutes les qualifications, de toutes les propriétés perçues par nos sens. Elles sont toutes inadéquates. Le « Vide » doit être compris comme l’absence de nos valeurs familières. En cela réside l’un des buts essentiels de l’ésotérisme de la « Vue Juste » : nous affranchir de la tyrannie du « Nama » (les noms) et du « Rupa » (les formes).

Le « Vide » authentique permet la réalisation d’une plénitude spirituelle, supramentale. L’un des textes essentiels du Bouddhisme, le « Lankavatâtra Sûtra » déclare : « Le Vide n’est pas le néant...  Ce qui est entendu par « Vide » dans le plus haut sens de réalité finale, c’est que dans l’acquisition d’une compréhension intérieure par le moyen de la Sagesse, il n’y a plus aucune trace de la force d’habitude engendrée par des conceptions erronées produites depuis un passé sans commencement. »

L’habitude des conceptions « erronées » n’est autre que l’ensemble des valeurs fausses établies en notre mental par une mauvaise interprétation des perceptions sensorielles, par l’ignorance de notre nature véritable et de la nature véritable des choses autour de nous.

La « Vue Juste » nous conduit à une véritable mutation psychologique, au cours de laquelle les états de conscience qui nous sont familiers révèlent leurs limitations, leurs conditionnements. Il s’agit d’une « rupture des habitudes mentales dans ce qu’elles ont de mécanique, de routinier pour accéder à l’état de création. » Les maîtres du Bouddhisme et de l’Adavaïta Védanta nous enseignent que notre condition de conscience normale et familière comporte un caractère de somnolence par contraste avec celle d’un éveil intérieur intégral.

 

* * *

 

Ceci nous conduit naturellement à l’importance du Présent. Le bouddhisme nous enseigne en effet que la plénitude de la conscience n’est que dans le Présent. Les maîtres du Ch’an nous ont donné une véritable technique de la « parfaite momentanéité ». Celle-ci se réalise par l’exercice d’une attention au cours de laquelle la conscience se dégage de l’emprise des mémoires du passé tout en évitant d’anticiper vers l’avenir. Notre conscience normale est en général déchirée dans la durée : d’une part attachée au passé, d’autre part, projetée vers l’avenir. Cet étirement dilue l’énergie psychique dans un éparpillement continuel. L’un des principes fondamentaux de l’Eveil intégral se base au contraire sur les mécanismes essentiels de l’énergie psychique. Diluée, éparpillée, elle ne peut avoir aucune efficience. Mais concentrée, entièrement ramassée sur elle-même dans la seconde présente, l’énergie psychique de conscience peut revêtir l’acuité nécessaire à 1’Eveil intérieur ou mutation.

Les maîtres du Ch’an et du Zen nous enseignent, comme Krishnamurti[4] que pour nous « le présent n’est jamais véritablement un présent ». Il n’est pas pleinement vécu. Il n’est qu’un passage se situant au carrefour du passé et dé l’avenir. Chaque seconde comporte quelque chose d’unique, d’immense, qui plus jamais ne se produira. Ce n’est que dans le présent que nous pouvons être sensibilisés à l’ultime confidence que nous destine « Le Divin résidant dans la « caverne du cœur » (hridaya-guhayarn), déclarait un Eveillé indien. Le vénérable D.T. Suzuki, grand spécialiste du Zen, écrivait : « L’infini est dans le fini de chaque instant ». L’obstacle fondamental à l’adhésion totale de notre conscience au Présent, est 1’agitation mentale.

Les Eveillés ne jettent pas un discrédit systématique sur l’activité mentale. La pensée est, pour eux, une fonction naturelle. Le drame, c’est qu’en nous, la pensée qui n’est qu’une fonction, un instrument, s’est prise pour une entité. Pour L’Eveillé, il n’y a pas de « moi » tel que nous l’imaginons et le percevons. II n’y a qu’une succession rapide et complexe de pensées sur laquelle nous superposons arbitrairement la notion d’une individualité permanente. Elle s’est arrogée illégitimement les seuls droits à l’existence. Telle serait, pour les maîtres du Bouddhisme la signification ésotérique du « péché originel ». L’homme aurait « abusé » du fruit de l’arbre de la connaissance. En d’autres termes, l’abus et le mauvais fonctionnement du mental pervertissent le sens véritable des valeurs éternelles. Nous sommes alors plongés dans l’illusion de la conscience de soi, conscience de nature conflictuelle basée sur une méprise génératrice de servitude et de douleurs innombrables.

 

ZEN ET VIE PRATIQUE

Lorsque nous demandons aux maîtres Zen de le définir, ils nous répondent assez paradoxalement que le Zen ne se définit pas mais qu’il se vit. Il a horreur des spéculations intellectuelles. Tout est très simple, mais parce que nous sommes hyperintellectualisés, terriblement compliqués, il est, pour nous, très compliqué de « re-devenir simple ».

Nous n’avons rien « à faire » au sens accumulatif de ce terme, nous disent les maîtres du Bouddhisme. Nous n’avons pas de nouveaux biens à acquérir. Tout est là. Nous mourons de soif à côté de la plus intarissable des sources. Il suffit de mettre de l’ordre dans notre désordre intérieur. Celui-ci résulte de tendances contradictoires de notre structure psychique et de l’ignorance de notre nature réelle.

La découverte de celle-ci nous délivre de toutes les tensions intérieures, elle harmonise et simplifie l’existence, elle diminue nos besoins, nos recherches inutiles d’évasion.

L’expérience du Zen apporte un état de détente physique, ner­veuse, psychique, totalement inconnu en Occident. Elle nous délivre de l’angoisse parce qu’elle volatilise les limites étroites de notre égoïsme mesquin pour nous insérer à la juste place que nous occupons dans l’immensité de l’Univers.

Le Zen nous donne accès à une zone profonde de notre constitu­tion psychique et spirituelle. Cette zone est située bien au-delà de l’agitation des pensées et des émotions. Les énergies spirituelles situées dans cette zone profonde sont aussi nécessaires à notre vie intérieure que l’oxygène de l’air n’est pour notre vie physique. En l’absence de cet oxygène spirituel, l’être humain vit dans un climat d’angoisse ci de tension. Il étouffe littéralement à la façon dont étouffent les noyés privés d’air.

Il est important de noter que l’expérience Zen est un tout englobant les aspects physiques, nerveux, psychologique et spirituel de notre constitution. La prise de conscience et l’harmonisation des niveaux physiques et nerveux impliquent la pratique d’un yoga sérieux, d’une hygiène alimentaire naturelle. La vigilance d’esprit, l’attention non-mentale ou supramentale dont parlent les Eveil­lés ne peuvent être exercées par un cerveau intoxiqué ou sous-développé. La prise de conscience dont parle le Zen implique infiniment plus d’éléments que nous serions tentés de le supposer. L’attention n’est pas seulement mentale. Le siège de la conscience est porteur d’une sagesse instinctive dont les possibilités immenses échappent à nos races hyperintellectualisées. Cette sagesse instinctive innée résulte d’un branchement direct de l’organisme physique sur le « Mental Cosmique » et la correspondance physique de ce branchement se situe dans un centre du bas-ventre nommé « Hara ». La pratique du Judo démontre l’efficience de la conscience du « Hara ». Les maîtres Zen du Judo enseignent qu’un « mouvement pensé est un mouvement raté ». Les Occidentaux ont tendance à penser leurs mouvements en Judo, à tout rationaliser, à tout coordonner par le mental. Une telle attitude les conduit à l’échec. Les « ceintures noires » ne « pensent » jamais une prise de Judo. Ces champions doivent l’infaillibilité de leurs réussites à la pleine prise de conscience du Hara. Cela signifie que les mouvements d’autodéfense et tous les réflexes ne sont plus dictés par le cerveau et le mental analytique mais par la sagesse instinctive du corps. Les maîtres japonais nous enseignent que la prise de conscience du Hara et la disponibilité parfaite aux énergies de ce centre constituent l’une des voies d’accès au « Mental Cosmique » (parfois désigné Non-Mental ou Supra-Mental).

 

* * *

 

Ce qui vient d’être dit nous ouvre des horizons bien différents de ceux qui nous sont familiers sur l’exercice de l’attention parfaite. Le « Satori » est l’état d’attention parfaite. Celle-ci doit s’exercer de façon constante au cours de nos relations quotidiennes avec les êtres et les choses.

Les élèves d’un maître Zen réputé pour sa sagesse lui demandaient un jour de leur expliquer les moyens utilisés pour son éveil intérieur. Il leur répondit : « C’est très simple, quand j’ai faim je mange, quand je suis fatigué, je me repose ». Très déçus et croyant qu’il se moquait d’eux, les élèves lui répondirent que lorsqu’ils avaient faim ils mangeaient tous, mais que pour autant, aucun d’eux n’avait atteint l’Eveil. Le Maître leur répondit : « Lorsque vous avez faim, vous ne vous nourrissez qu’avec votre corps, mais votre esprit est ailleurs. Lorsque vous êtes fatigués, vous vous reposez physiquement, mais votre imagination et vos pensées sont plus actives que jamais. »

L’Eveil s’obtient en étant pleinement à ce que l’on fait. Il faut être « présent au Présent ». Le maître Zen D.T. Suzuki donnait vers 1960 à New York un cycle de conférences destinées aux automobilistes. Elles traitaient du Zen et de l’art de conduire. Si, tout en étant au volant de notre voiture nous avons l’esprit ailleurs, encombré de soucis qui n’ont rien à voir avec les circonstances de l’instant vécu, nous n’aurons pas la rapidité des réflexes nécessaires à l’évitement de l’obstacle imprévu. Le conducteur Zen doit être entièrement disponible, non seulement la route, mais attentif d’instant en instant, décontracté au cours de toutes les circonstances de la vie. Ceci confère ce que le Zen appelle : « La rapidité des réflexes dans la détente ». Tel doit être également l’aboutissement d’un yoga équilibré. Telles sont les lignes essentielles, exposées de façon un peu caricaturale, de ce que le Zen appelle « la parfaite adéquacité au langage des faits ». Dans cette optique, la vie ne se divise plus en actes ordinaires et en actes extraordinaires. Tous les moments, tous les actes de la vie dite « ordinaire » peuvent être vécus de façon extraordinaire.

L’adéquacité au langage des faits est suprêmement nécessaire à notre époque, où toute l’évolution technique engendre une précipitation sans précédent des rythmes de l’existence. Les faits se précipitent à tel point qu’ils se distancent chaque jour davantage des idées et des hommes qui les ont fait surgir. Pour répondre adéquatement au langage des faits, il faut être en possession d’une psychologie complète. Toute psychologie complète doit être en état de répondre à quatre questions fondamentales :

Que pensons-nous ? Comment pensons-nous ? Pourquoi pen­sons-nous ? Et surtout « Qui » pense ? Parce qu’il donne une réponse claire et précise à ces quatre questions,[5] le Zen peut être considéré comme une psychologie complète, c’est-à-dire une science du comportement éclairé par une science de l’âme. Dans la mesure où nous sommes dans l’incapacité de répondre aux quatre questions ci-dessus, nous ignorons Les mobiles profonds de nos pensées, de nos émotions, de nos désirs, de nos actes. Aux Occidentaux se réclamant d’un esprit réaliste ci pratique, le Zen, le Ch’an chinois ci le yoga sont non seulement utiles, mais ils sont les auxiliaires indispensables de l’Eveil intérieur ci d’une joie de vivre authentique.


[1] Le Zen, art de vivre, par R. Linssen, éd. Marabout-Université, Verviers, 1970 et Krishnamurti, psychologue de 1’ère nouvelle, par R. Linssen, éd. Courrier du Livre, Paris, 1971.

[2] Spiritualité de la Matière, par R. Linssen, éd. Planète, Paris, 1966.

[3] Le Zen, par R. Linssen, éd. Marabout et Krishnamurti, par R. Linssen, ed. Courrier du Livre, 1971.

[4] Le Zen, par R. Linssen, éd. Marabout et Krishnamurti, par R. Linssen, ed. Courrier du Livre, 1971.

[5] Voir les développements dans Le Zen, par R. Linssen, éd. Marabout.

 

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