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Les appartenances multiples chez Amin Maalouf

 

Evelyne Argaud[1]

 

À une période où l’on voit les tensions communautaires s’accroître, où les dernières élections européennes ont marqué un ralentissement de la volonté d’intégration, il n’est pas inintéressant d’interroger l’œuvre d’un auteur comme Amin Maalouf, qui n’hésitait pas à affirmer dans un entretien[2] : « Je souhaite, peut-être parce que je vis en Europe, que le Proche-Orient suive la voie occidentale, celle de l’Espagne et de la Grèce. Je rêve même que l’Europe s’étende un jour jusque-là. »

Issu d’une famille ancienne où des sensibilités religieuses diverses co-existaient, ayant quitté lui-même en 1976 son pays d’origine, le Liban, au moment de la guerre civile, contraint de reconstruire toute son existence dans un pays étranger, habité par la nostalgie de maisons perdues, Amin Maalouf n’a cessé, dans ses ouvrages, de s’interroger sur son propre parcours et sur la diversité des appartenances que lui a réservées l’existence. Ce qui frappe, lorsqu’on lit ses textes, que ce soient ses romans, ses entretiens ou ses articles, c’est le sentiment qu’ont ses personnages d’être depuis toujours, en raison même de leurs Origines, titre de l’un de ses récents ouvrages, des minoritaires situés au confluent de traditions diverses, soumis aux aléas de l’existence, susceptibles de s’en aller à tout moment, de devoir tout quitter pour s’installer dans un ailleurs dépaysant. Cette fragilité est signifiée par les motifs récurrents du voyage, de l’exil, de l’imprévu qui affecte bien souvent les trajectoires individuelles et qui les conduit à rencontrer l’altérité sous différentes formes.

Fragilité et ouverture à l’autre

Les romans d’A. Maalouf multiplient à plaisir les rencontres inattendues, les amitiés étonnantes, les amours impossibles, les relations qui transcendent les hostilités religieuses, politiques, culturelles. Les exemples prouvant qu’il est possible de surmonter des clivages puissants ne manquent pas dans son œuvre : un chrétien se lie d’amitié fervente avec un juif, un négociant gênois devient l’ami d’un négociant vénitien, un marchand chrétien vit en d’excellents termes avec d’autres marchands, musulmans ou juifs (Le Périple de Baldassare)[3]. Une mère musulmane entretient une amitié affectueuse avec une guérisseuse juive; un musulman, né à Grenade peu de temps avant la Reconquête, vit un temps avec une Circassienne dont les rêves vont à l’encontre des siens et épouse par la suite une juive de Grenade, convertie par la force des événements au christianisme (Léon l’Africain)[4]. Un Turc ottoman se marie avec la fille de son meilleur ami, un Arménien, et tous deux vont partager le même sort dans l’exil à la suite des hostilités turques de 1909 contre les Arméniens. Poursuivant cette tradition d’ouverture, son fils, turc et musulman, épouse à son tour une jeune femme juive; le couple résidera tantôt à Haïfa, tantôt à Beyrouth et leurs allées et venues symboliseront et matérialiseront ce passage d’une culture à l’autre, d’un monde à l’autre (Les Échelles du Levant)[5].

La magie des origines

Cette facilité à établir des liens avec l’autre, avec l’étranger, c’est dans les origines individuelles qu’il faut les chercher et non dans les « racines ». Rejoignant Édouard Glissant, qui évoque « l’intolérance sacrée des racines », Maalouf note : « Je n’aime pas le mot « racines », et l’image encore moins. Les racines s’enfouissent dans le sol, se contorsionnent dans la boue, s’épanouissent dans les ténèbres; elles retiennent l’arbre captif dès la naissance, et le nourrissent au prix d’un chantage: « Tu te libères, tu meurs! »[6]. La racine entrave, attache, alors que l’origine, bien que déterminante, ne pétrifie pas l’individu dans une tradition fermée, dans un déterminisme étroit et fixiste.

Et au commencement de ces trajectoires personnelles, on trouve souvent l’exil, l’errance. Ce sont des évènements tragiques qui ont contraint la famille du narrateur des Échelles du Levant à s’exiler avant la naissance de celui-ci. À son tour, Baldassare est issu d’une famille de Gênois que les vicissitudes de l’histoire ont amenée à s’installer en Orient. Léon l’Africain, personnage historique, est originaire d’une famille de musulmans installés à Grenade et obligés de s’exiler au moment de la Reconquête conduite par les rois catholiques. Dans ce récit écrit à la première personne, comme bien des romans d’A. Maalouf, la fragilité qu’entraîne l’exil obligatoire, destin imposé et non choisi, marque les origines du narrateur, qui en vient à revendiquer le droit de n’être d’aucune patrie, d’être en quelque sorte un « fils de la route »[7], à l’instar d’A. Maalouf lui-même, comme il le note dans le livre qu’il a consacré à ses ancêtres et à leurs itinéraires :« Pour nous, seules importent les routes. (…) Elles nous promettent, elles nous portent, nous poussent, puis nous abandonnent. Alors nous crevons, comme nous étions nés, au bord d’une route que nous n’avions pas choisie. »[8]

Minoritaires et voyageurs

Il n’est donc pas étonnant que ces personnages soient à la fois des « minoritaires » et des voyageurs ; minoritaires car, exilés, ils restent toujours, en dépit d’une intégration réussie, des étrangers prêts au départ : Baldassare, d’origine gênoise, réside depuis sa naissance en Orient, y est très bien intégré, côtoyant aussi bien des chrétiens que des juifs. Il n’en est pas moins prêt à laisser famille, affaires, maison pour se lancer sur des routes qui, d’Orient, vont l’emmener en Europe, dans une aventure que lui-même qualifie fréquemment de déraisonnable.

Tous ces personnages illustrent, chacun à leur façon, ce qu’a dit Amin Maalouf de lui-même à plusieurs reprises : « La blessure intime (…) est d’abord liée à ce sentiment, acquis depuis l’enfance, d’être irrémédiablement minoritaire, irrémédiablement étranger, où que je sois.»[9].

Minoritaires, ce sont également des êtres voyageurs, des êtres de passage, comme Léon l’Africain « voyageur, créature migrante », destinés à franchir des frontières, passeurs de frontières, rêvant certainement de s’affranchir de toute barrière : « Si vous saviez le bonheur que j’éprouve à passer les frontières sans que personne ne m’arrête… » s’exclame Amin Maalouf[10]; ils transitent d’un univers culturel à l’autre, de façon souvent extrêmement inattendue, comme si le destin se jouait des prévisions, des plans, des souhaits des hommes. Dans une vie faite d’exils successifs, de retournements imprévus, l’individu dérive le plus souvent au gré des circonstances, des rencontres fortuites, des aléas climatiques, des évènements historiques, existence où rien ne semble jamais acquis, ni définitif, pas plus les maisons que les noms ou les identités. L’instabilité et la fragilité des appartenances sont le lot de ces personnages, appartenances héritées, imposées, dissimulées, successives ou simultanées, éphémères, voulues ou subies ; aucun des personnages n’est assigné à un lieu comme à une identité. Maalouf reprend ici la thématique du nomadisme, commune à de nombreux écrivains de l’exil qui, bien souvent, ne se reconnaissent de véritable territoire que dans l’écriture[11].

Des appartenances multiples

Cependant cette instabilité et cette fragilité qui font d’eux des êtres placés à des lieux de croisements, jamais assurés de rester dans un même endroit, si elles sont la conséquence de drames imprévus, n’apparaissent pas comme des catastrophes dont les effets seraient définitivement néfastes : Baldassare, chassé brutalement de Chypre, emmené ligoté et bâillonné dans le fond d’un bateau, séparé des siens du jour au lendemain, retrouve sa lointaine patrie d’origine, celle de ses ancêtres, ainsi qu’une famille d’adoption et une jeune épouse. Léon l’Africain, enlevé par des pirates, devient à Rome un érudit traité avec beaucoup d’égards avant de retrouver Tunis. Les bouleversements de l’existence qui peuvent conduire à tout perdre ne sont pas entièrement négatifs ; tournants décisifs, ils ouvrent sur une nouvelle vie, différente bien sûr, mais pas forcément plus mauvaise que la précédente pour peu que l’on sache s’adapter et accepter ce qui vient.

Cette acceptation de l’imprévu, si difficile soit-il, entretient une grande souplesse chez nombre de ces personnages, dont certains changent plusieurs fois de noms au cours de leur existence : appelé l’Africain à Rome, Léon l’Africain devient le « Roumi » à Tunis, surnom donné aux chrétiens ; le nom même de Léon l’Africain symbolise la rencontre de continents différents, Europe et Afrique, l’alliance de cultures éloignées qui se rejoignent au sein d’un même individu et qui parfois se sont combattues.

Cette faculté à pouvoir vivre des identités différentes est signifiée également par l’habillement : Hassan, autre nom du personnage–narrateur de Léon l’Africain, n’hésite pas à s’habiller comme un Cairote lorsqu’il réside au Caire, puis à la mode de Tunis lorsqu’il y réside ; le cosmopolitisme du Caire, la coexistence de communautés nombreuses le séduit et le retient dans cette ville où un chrétien copte lui a cédé sa maison. Le narrateur semble se plaire même à souligner ce brouillage des repères culturels et cette confusion qui rendent impossible la réduction d’une personne à une identité quelconque, qui déconcertent les regards curieux et interdisent tout étiquetage réducteur. Comment, en effet, considérer « un Maghrébin, habillé à l’égyptienne, marié à une Circassienne, veuve d’un émir ottoman, et qui ornait sa maison à la manière d’un chrétien ! » (Léon l’Africain, p. 351).

Comme les habits, les langues sont multiples : Léon l’Africain se lance avec enthousiasme dans un projet de lexique « l’Anti-Babel (…) où chaque mot figurerait dans une multitude de langues » (ibid., p. 434). La multiplicité des noms comme celle des langues parlées est là pour témoigner de cette impossibilité de rattacher le personnage à une identité unique, stable et définitive. Bien plus, il y a une grande noblesse à savoir surmonter les différences culturelles. Un musulman épouse une juive (Les Échelles du Levant) et chacun des deux, rivalisant « d’élégance morale », respecte et prend la défense de la communauté de l’autre ; dans ce couple généreux, chacun sait se mettre à la place de l’autre. La scène du mariage, où deux familles, juive et musulmane, sont amenées à s’unir et à sympathiser, témoigne de cet optimisme de l’auteur dans la capacité des êtres à se rencontrer au-delà de leurs différences.

Le droit aux identités multiples

Ainsi, loin de s’exclure mutuellement, les appartenances s’ajoutent les unes aux autres, s’accumulent, se sédimentent. Il en est presque des appartenances comme des femmes chez Maalouf : aucune n’est reniée, toutes ont été aimées et ni la séparation ni l’éloignement n’entache le souvenir, n’affaiblit son rayonnement chaleureux. Les appartenances multiples peuvent coexister au sein d’une même individualité et ces cohabitations dessinent des êtres pluriels, sans qu’ils soient déchirés ou incapables de relier les fragments identitaires dont ils sont composés.

Bien plus, en se déplaçant constamment, l’individu est amené à déplacer du même coup son regard, à changer de perspective. Ce n’est certainement pas pour rien que les personnages de Maalouf sont des négociants ou des diplomates, hommes lettrés, cultivés, de contacts et de tact. Maalouf, comme Voltaire en son temps, vante le commerce, activité d’hommes ouverts à tous les échanges, économiques, culturels et intellectuels ; pour bien vendre, il faut savoir se mettre à la place de son client, évaluer un tempérament, percevoir des besoins ou des désirs, sentir une manière d’être. Le négociant, comme le diplomate, est amené à fréquenter des gens très divers et qui parfois ne pourraient pas s’entendre ; Léon l’Africain, d’abord commerçant, sera ensuite diplomate aussi bien chez les Arabes que chez les chrétiens.

Et ce n’est pas avec un idéalisme naïf que ces appartenances multiples sont envisagées : les massacres, les séparations, les souffrances ne sont pas occultés mais bien racontés, et avec toutes leurs horreurs parfois. Cependant, il n’est jamais impossible de les surmonter et c’est à l’individu qu’il revient de se préserver des folies collectives ; l’individuel, lieu de la nuance, parvient à mettre en place ce que le collectif, réducteur et simpliste, évacue et interdit ; les micro-rencontres permettent d’ouvrir un espace où l’amitié et le dialogue existent en dépit des clivages culturels.

Un nouveau défi pour l’individu

Maalouf reste attaché aux valeurs occidentales, dont la confiance en l’individu, relié au groupe, à la « tribu », mais libre et unique, même s’il lui arrive de regretter l’individualisme parfois outrancier des sociétés occidentales. Que ce soit dans ses romans, dans ses essais (Les Identités meurtrières) ou dans ses entretiens, cet écrivain, que préoccupe la montée des violences communautaires et qui ne craint pas de donner un « message » ou de résumer, lorsqu’il évoque ses romans, « la morale de l’histoire »[12], refuse de confondre appartenance et adhésion aveugle pour affirmer le droit de l’individu à résister aux pressions collectives et à vivre sans déchirure l’ensemble de ses identités : « Où que tu sois, certains voudront fouiller ta peau et tes prières. Garde-toi de flatter leurs instincts, mon fils, garde-toi de ployer sous la multitude! Musulman, juif ou chrétien, ils devront te prendre comme tu es, ou te perdre (…). N’hésite jamais à t’éloigner, au-delà de toutes les mers, au-delà de toutes les frontières, de toutes les patries, de toutes les croyances. »[13]

*** *** ***

© Le français dans le monde, janvier-février 2006 - N°343


 

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[1] Inalco, Paris

[2] Entretien avec Catherine Argand dans Lire, juin 2000

[3] Le Périple de Baldassare, Paris, Grasset, Le Livre de Poche, 2003.

[4] Léon l’Africain, Paris, J.C.Lattès, Le Livre de Poche, 1986.

[5] Les Échelles du Levant, Paris, Grasset, Le Livre de Poche, 2002.

[6] Origines, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 2004.

[7] Op.cit., Léon l’Africain, p. 9.

[8] Op.cit., Origines, p. 9.

[9] Entretien d’Amin Maalouf avec Egi Volterrani disponible sur le site d’Amin Maalouf ; voir aussi la revue Lire, juin 2000, entretien avec Catherine Argand.

[10] Entretien avec Catherine Argand, revue Lire, juin 2000.

[11] Voir en particulier les ouvrages d’Albert Memmi, Le Nomade immobile, La Terre intérieure, ou Leïla Sebbar et Nancy Huston, Les Lettres parisiennes, Histoires d’exil.

[12] Le « Club » reçoit Amin Maalouf. Interview du 11 juin 2000, à propos du Périple de Baldassare, Site : http://www.grandlivredumois.com/static/actu/rencontres/maalouf.

[13] Op.cit, Léon l’Africain, p. 473.

 

 

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