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Être au service

 

Interview avec César Chávez[1]

 

À l’âge de treize ans, César Chávez participe à sa première grève agricole près de El Centro en Californie. C’est son père, Librado, qui a organisé le mouvement rassemblant une centaine de personnes. Leurs revendications sont claires : ils demandent un salaire minimum de cinquante cents l’heure, le paiement des heures supplémentaires après huit heures de travail, l’interdiction du travail des enfants et des toilettes séparées pour les hommes et les femmes. Ils veulent aussi de l’eau potable à volonté, sans avoir à payer une pièce de cinq cents chaque fois qu’ils se servent une louche d’eau quand ils travaillent dans les champs. L’exploitant agricole que Librado Chávez est allé rencontrer pour exposer leurs revendications l’a traité de « communiste » et l’a menacé : « Vous savez, mes hommes ont les moyens de faire face aux fauteurs de troubles. »

Les grappes chargées de raisin pendent sur les pieds de vigne ; si personne ne les cueille, elles vont pourrir sur place. Les grévistes ont dressé un piquet de grève devant l’entrée principale du domaine. De l’autre côté, les forces de police, les patrons et les gérants, anxieux, jettent de temps à autre un coup d’œil en contrebas de la route.

Soudain, des camions vrombissants descendent des vignes au milieu de nuages de poussière, annonçant l’arrivée de plus d’une centaine de braceros, les paysans mexicains qui viennent travailler dans les champs. Aussi désespérément pauvres et affamés que leurs familles qu’ils ont laissées derrière eux au Mexique, les braceros sont prêts à faire toutes sortes de travaux pendant de longues heures en étant très mal payés. Librado Chávez les exhorte en espagnol à ne pas franchir les piquets de grève. Ils comprennent la situation des vendangeurs, mais ils jugeront leurs propres besoins prioritaires et franchiront le piquet de grève.

Le lendemain, ce sera au tour des familles de grévistes d’avoir faim. Les patrons refusant d’embaucher ceux qui ont participé à la grève, la famille Chávez doit partir se chercher du travail dans une autre exploitation agricole, peut-être dans une autre ville, et une nouvelle cabane qui leur servira de maison le temps d’une saison de cueillette ou de vendange.

À cette époque, très peu d’ouvriers agricoles peuvent participer à un mouvement de grève. La législation du travail votée en 1935 par le Congrès américain garantit le droit de s’organiser dans pratiquement tout secteur d’activité et stipule que les patrons sont tenus de négocier de « bonne foi » avec les ouvriers syndiqués. Mais l’agriculture fait exception. Les ouvriers agricoles ne bénéficiaient à l’époque d’aucune protection juridique et la création d’un syndicat était impensable. Des années plus tard et après une très longue route, César Chávez deviendra le premier homme dans l’histoire des États-Unis à avoir créé un syndicat pour les ouvriers agricoles.

***

Chez les Chávez, on n’a pas toujours été ouvriers migrants. Il fut même un temps où la famille possédait un ranch de 80 hectares à Yuma, Arizona, un cadeau du gouvernement au grand-père de César. César Chávez est né dans la maison familiale le 31 mars 1927. Les parents de César, Librado et Juana, dont les familles sont arrivées du Mexique, cultivent la terre, vendent des fruits et des légumes et tiennent un petit marché près du ranch. Les raisins sont leur meilleure récolte.

Le père de César a toujours donné du travail aux ouvriers migrants. Il disait à son fils : « Certains ont une couleur de peau différente ; certains parlent une autre langue ; certains sont vieux et d’autres jeunes. Mais ils ont une chose en commun : la pauvreté. »

César avait dix ans quand son père a dû vendre le ranch aux enchères parce qu’il ne pouvait plus payer les taxes. Chose incroyable, la famille Chávez se retrouve du jour au lendemain à la rue. Avec leurs cinq enfants, ils s’entassent dans leur vieille Studebaker et partent à la recherche d’un travail saisonnier pour les migrants dans les exploitations de Californie. Quand plus tard il repensera à l’étrange déroulement de sa vie à partir du moment où ils quittèrent le ranch, César Chávez dira à son biographe, Jack Levy : « Si nous étions restés, je serais certainement devenu un producteur. Les voies de Dieu sont vraiment impénétrables. »

La vie sur les routes se révèle très éprouvante. Dans un marché du travail où la demande est supérieure à l’offre, les industries agroalimentaires prospèrent et la compétition parmi les ouvriers agricoles crée des salaires de misère. Le travail des enfants, bien qu’illégal, est une pratique courante parmi les patrons, de simples intermédiaires qui louent des bras en les payant au rabais. Les souvenirs d’enfance les plus marquants de César ne seront pas les jours d’école, mais ces longues journées où il fallait marcher à quatre pattes sous les vignes entortillées, d’où l’on sortait plein d’éraflures, pour cueillir les grappes de raisin si difficiles d’accès, étouffant à cause des produits chimiques qui sont pulvérisés sur les fruits et respirant la poussière chaude des champs pendant que la sueur coule dans les yeux, le dos brisé à force de se pencher presque toute la journée.

La famille Chávez se déplace en suivant les récoltes, passant ainsi de la vallée Impériale en Californie du Sud à la vallée de San Joaquín dans la partie centrale de l’État. Ils vivent la plupart du temps dans des cabanes d’une seule pièce sur le lieu de l’exploitation ou dans leur voiture. Et quand il leur arrivera de ne rien avoir à manger, il y aura toujours dans ces moments de désespoir la gentillesse d’un étranger, presque aussi pauvre, pour les aider à s’en sortir. Ils ont même un moment de répit pendant la saison des pluies : la famille Chávez a loué une petite maison à Delano et ils connaissent un semblant de stabilité de décembre à mars. C’est à Delano que César rencontre sa future femme, Helen Fabela.

Avec la Seconde Guerre mondiale, de nombreux ouvriers agricoles quittent les champs pour servir dans les forces armées ou travailler dans l’industrie de la guerre, si bien que les salaires des ouvriers agricoles décollent et que César Chávez, à quinze ans, gagnera un triomphal dollar par heure de travail. En 1945, César a dix-huit ans et il est appelé dans les Marines. La guerre est terminée mais il passera vingt-huit mois à patrouiller dans l’océan Pacifique avant d’être libéré. En 1948, César retourne chez lui et épouse Helen. Ils fondent une famille et vivent de leur travail dans les champs, avec des revenus très variables selon les saisons : s’ils gagnent parfois jusqu’à cent dollars par semaine, il leur arrive aussi d’être sans travail ni salaire.

En 1951, les Chávez ont mis au monde leurs trois premiers enfants, sur les huit qu’ils auront en tout. Ils vivent dans la pauvreté et rêvent d’un avenir meilleur pour leur famille, quand Fred Ross, un Anglais, entre dans leur vie. Ross travaille pour le Community Services Organization (CSO) et il a mis en place des programmes de soutien destinés aux Mexicains-Américains qui vivent en ville. Il a entendu dire que César pourrait peut-être l’aider à organiser les ouvriers agricoles dans le cadre du CSO. L’idée de Fred, c’est de trouver quelqu’un qui puisse servir de catalyseur pour aider les ouvriers à obtenir de meilleures conditions de vie et de travail. Il espère en rencontrer un qui soit capable de mener les autres. Dès leur première rencontre, il sait que César est l’homme de la situation. Trois ans plus tard, Dolores Huerta, mère et femme au foyer, rejoindra l’équipe et deviendra l’un des leaders du mouvement.

Chávez accepte de travailler bénévolement pour le CSO la nuit, tout en continuant son travail agricole en journée. Il observe Ross et devient très vite un organisateur compétent. Peu après, les deux hommes étant persuadés que les Mexicains-Américains pourraient être un puissant groupe de citoyens s’ils exerçaient leur droit de vote, Chávez entreprend de faire inscrire sur les listes électorales les membres de la communauté mexicano-américaine. Les responsables locaux, conscients du pouvoir politique que représente le bloc électoral chicano, leur rendront la tâche extrêmement difficile. Infatigable, Chávez donnera des cours à la communauté, il leur apprendra à lire et à écrire, leur enseignera l’éducation civique et établira des zones de résidence officielle aux États-Unis pour tous ceux qui disposent du droit de vote.

Bien que n’ayant jamais dépassé le certificat d’études, Chávez se met alors à étudier dans ses moments de loisir ; il passe des heures dans les bibliothèques à dévorer des livres comme Les Raisins de la colère, ou Le Peuple des abîmes de Jack London et la poésie de Walt Whitman. Mais le livre qui l’influence le plus est l’autobiographie de Mohandas K. Gandhi, Mes expériences de vérité. Chávez commence à comprendre théoriquement la force de l’ahimsa pour atteindre des objectifs sociaux et politiques[2]. Il n’a pas encore eu l’occasion de tester la théorie, mais ce n’est plus qu’une question de temps.

Après un an de travail bénévole pour le CSO, Chávez est embauché à plein temps dans l’organisation. Ses qualités de chef seront mises à profit au cours des années suivantes : il organise des sit-in et des piquets de grève dans les ranchs avec, à chaque fois, des centaines de manifestants, et apprend à mobiliser les ouvriers pour la causa, la cause. « À partir du moment où vous aidez les gens, la plupart d’entre eux deviennent fidèles. Les gens qui nous ont aidés quand nous avons eu besoin de volontaires sont des gens que nous avions aidés. » Chávez apprend également à construire une pyramide d’ouvriers. « La première étape pour organiser les gens, c’est un peu comme un numéro de music-hall avec des bâtons et des assiettes. Il faut faire tournoyer une assiette sur la pointe d’un bâton et ainsi de suite avec toutes les assiettes. Très vite, l’artiste se retrouve avec neuf ou dix assiettes à faire tournoyer sur autant de bâtons. Mais il y a une loi pour limiter la casse. À un certain moment, il atteint son maximum. En matière d’organisation, avant d’atteindre votre maximum, vous vous faites aider par un autre artiste. »

Au cours des cinq années suivantes, Chávez se rend compte que les objectifs du CSO ne peuvent pas aider les ouvriers au-delà d’un certain point et que c’est d’un syndicat que les ouvriers agricoles ont le plus besoin. Chávez expose son point de vue à la direction du CSO et propose la création d’un syndicat. Les dirigeants s’y opposent totalement. Ils veulent se consacrer exclusivement à des actions non politiques et qualifient de « futiles » les projets de Chávez. Après cent vingt-cinq ans de tentatives infructueuses, il n’y a toujours pas de syndicat pour les ouvriers agricoles. Très affecté, Chávez décide de renoncer à ses fonctions. Il a 35 ans et se retrouve sans salaire, sachant que ce n’est pas avec le peu d’argent qu’il a réussi à économiser sur les 4.000 dollars par an que lui versait le CSO qu’il va pouvoir tenir longtemps. Il a une femme, huit enfants, aucune perspective financière et un rêve impossible.

Chávez entre alors dans une nouvelle phase de lutte. Son travail à la CSO lui manque et sa famille doit faire d’énormes sacrifices. Mais toujours aussi déterminé, il tient de petites réunions publiques à travers toute la Californie pour « vraiment parler avec les pauvres » et accepte des aides alimentaires. Une communauté solide commence lentement à se constituer. Avec l’aide de son frère Richard, de sa femme Helen, de son cousin Manuel et des amis de toujours, Dolores Huerta et Fred Ross, César forme l’Association nationale des ouvriers agricoles le 30 septembre 1962. Tandis qu’Helen travaille la terre, César recrute des membres pour la nouvelle organisation. En un an, il réussira à affilier près de mille familles d’ouvriers agricoles qui versent chacune une cotisation mensuelle de 3,50 dollars. L’Association commence à faire parler d’elle et à recevoir le soutien de tous ceux qui défendent la causa. Chávez s’en félicite, mais il refusera toujours les dons d’argent car, « tôt ou tard, ceux qui donnent de l’argent voudront quelque chose en retour – des voix, une promesse de soutien ou peut-être même un changement d’orientation ».

En 1964, le syndicat décide lors d’un vote d’accorder un salaire de 35 dollars par semaine à Chávez. Il se lancera aussitôt dans la publication d’un hebdomadaire. Puis, à mesure que le nombre de membres augmente et que le syndicat se fait une réputation, ils remportent de petites batailles. L’industrie agroalimentaire continue cependant à gagner la guerre. En septembre 1965, arrive le temps de la première grosse grève : les vendangeurs philippins, qui se plaignent de leurs salaires injustes, ont commencé à faire grève dans les vignobles. L’Association nationale des ouvriers agricoles se joint au mouvement. La grève se poursuit, les tensions montent et c’est le début de la violence. Des ouvriers seront molestés, d’autres tués, d’autres encore harcelés et intimidés. César Chávez a remarqué qu’une voiture de police le suit dans chacun de ses déplacements. Et sa vie sera souvent menacée.

Il faudra attendre trois ans pour que le vent commence à tourner en faveur des ouvriers. Le boycott historique du raisin est en place depuis 1965, mais les ouvriers agricoles sont démoralisés après cette longue lutte contre les producteurs. Voyant que certains parlent même de recourir à la violence, Chávez décide de jeûner pour rappeler aux ouvriers leur engagement pour la non-violence. Il jeûnera pendant vingt-cinq jours et rencontrera des groupes d’ouvriers agricoles de tout l’État à raison de douze heures par jour. Trop faible pour se lever, c’est sur un lit de camp qu’il leur répétera le même message, trente ou quarante fois par jour : « Restez fidèles aux moyens non-violents, nous vaincrons. » Malade et affaibli, Chávez mettra fin à son jeûne le 10 mars 1968, entouré de sa femme, Helen, et de son ami le sénateur Robert Kennedy. « La non-violence est action, affirme Chávez. Si vous voulez vraiment quelque chose, vous devez être prêt à mourir pour l’obtenir. » Ce jeûne aura donné au mouvement de la détermination et de la fierté.

En 1970, la causa est devenue une préoccupation nationale. Pour la première fois dans l’histoire de l’Amérique, les consommateurs comprennent les difficultés des ouvriers agricoles et dix-sept millions d’entre eux cesseront d’acheter du raisin. Les producteurs admettent que les ouvriers ont gagné et ils négocient des contrats leur garantissant de meilleurs salaires, une amélioration des conditions de travail et la reconnaissance de leur syndicat. Le syndicat devient alors le United Farm Workers (UFW), l’Union des travailleurs agricoles.

D’une certaine façon, le boycott du raisin n’aura été qu’un début dans la lutte pour les droits des ouvriers agricoles. Pendant les dix ans qui suivent, les camionneurs syndiqués, le gouvernement et les producteurs s’en prennent aux ouvriers pour la moindre broutille. Chávez est au centre de tout. Il a jeûné, il est resté fidèle aux stratégies non-violentes et n’a pas renoncé. Sous le mandat du gouverneur de Californie Jerry Brown, les ouvriers agricoles remportent de solides victoires, notamment la création d’un Conseil agricole destiné à surveiller les violations des contrats de travail entre ouvriers et producteurs. Depuis, le gouverneur George Deukmejian, qui a succédé à Brown avec le soutien de l’agro-industrie californienne, n’a nommé à ce Conseil que des membres qui défendent les producteurs et il s’est toujours opposé à la causa.

La question la plus explosive autour du boycott du raisin porte sur l’utilisation de pesticides dans les récoltes. Selon les ouvriers agricoles, quatre cents tonnes de pesticides sont déversées chaque année sur les raisins. Les poisons restent accrochés aux feuilles et sont absorbés par la peau. Certains produits sont si toxiques qu’ils contaminent les ouvriers des semaines après avoir été pulvérisés. Les ouvriers agricoles de Californie ont le taux le plus élevé de maladies liées au travail dans le pays. En 1985, le gouverneur Deukmejian s’est opposé à une loi proposant d’afficher une mise en garde contre les pesticides dans les exploitations agricoles.

Par ailleurs, quinze mille tonnes de pesticides sont déversées chaque année sur les cultures californiennes. La plupart de ces résidus ne partent pas complètement au lavage. La pulvérisation aérienne des récoltes ne dépose qu’une faible partie des poisons sur leur cible, les produits agricoles, le reste se répandant dans l’atmosphère, les sources d’eau ou les nappes phréatiques. Le boycott en cours demande l’interdiction de cinq pesticides classés parmi les plus dangereux.

En juillet 1988, Chávez commence un nouveau jeûne, le plus long qu’il ait jamais entrepris – trente-six jours – pour alerter l’opinion sur l’utilisation des pesticides. Ce jeûne est aussi pour Chávez un acte de pénitence « pour ceux qui occupent des positions d’autorité morale et tous les militants, hommes et femmes, qui savent ce qui est juste, qui savent qu’ils pourraient ou devraient faire plus, mais qui sont devenus des spectateurs et, par conséquent, des collaborateurs d’une industrie qui ne tient pas compte de ses ouvriers ».

Un journaliste dira un jour que Chávez ressemble à un fanatique. « J’en suis un, répliquera Chávez. Seuls les fanatiques arrivent à faire bouger les choses. »

Son « fanatisme » explique qu’il soit prêt à mourir pour la causa. Ma première impression en voyant César Chávez, c’est qu’il a beaucoup donné de lui-même. On voit que son corps a travaillé, jeûné et souffert pendant de longues années et qu’il a épuisé une grande partie de ses forces. Son visage est l’un des plus doux que j’aie pu voir, avec des yeux d’un brun profond et un très beau sourire. Il s’est montré tout de suite très chaleureux, détendu et bavard, sans aucun doute le résultat de toute une vie consacrée à rencontrer des milliers de personnes.

Je suis partie de San Francisco pour aller voir Chávez dans son quartier général situé dans la Sierra à l’est de Bakersfield, à La Paz exactement, tout près de Keene (un magasin et une poste, d’après ce que j’ai pu en voir). Je suis arrivée tôt le matin, comme nous en étions convenus. Chávez est debout depuis un moment. Il a déjà travaillé et doit partir pour le Canada peu après notre entretien. Nous avons parlé pendant une heure dans son petit bureau tout simple où tout a l’air très ancien – le bureau, le téléphone, les quelques milliers de livres sur les étagères. À un moment donné, nous sommes allés dans un autre bureau chercher une cassette vidéo qu’il voulait m’offrir, La Colère des raisins, et j’ai vu en le regardant marcher à quel point il était affaibli. Chávez souffre de sérieux problèmes de dos depuis des années. « C’est un vrai martyr », me suis-je dit intérieurement. Et j’ai alors eu la vision de ces milliers d’ouvriers agricoles californiens qui travaillent sous la chaleur depuis des années. « Ils sont aussi des martyrs qui meurent au front, fera remarquer Chávez durant notre conversation, car ils sont les plus lourdement exposés aux toxines contenues dans des pesticides qui sont déversés sur la moitié de la production alimentaire du pays. »

Au retour j’ai pris l’Autoroute 5 qui traverse la vallée centrale de la Californie, avec les champs fertiles d’un côté et les collines arides de l’autre, et j’ai vu à plusieurs reprises, et non sans inquiétude, de petits avions surgir du ciel et recouvrir les champs verts d’une couverture invisible. C’étaient des champs de riz, de céleris, de fraises et d’oignons.

Catherine Ingram

***

 

Interview de César Chávez

Keene, Californie (22 avril 1989)

 

Catherine Ingram : Voyez-vous des similitudes entre le combat pour les droits civiques en Inde et la lutte des ouvriers agricoles ? Par exemple, Gandhi s’est battu pour éliminer le système des castes et, d’une certaine façon, il y a ici un système des castes modernes à l’encontre des minorités pauvres de couleur.

César Chávez : Oui, il y a beaucoup d’analogies. Gandhi défendait les faibles, les pauvres et les victimes de discriminations, et c’est la situation que nous avons aujourd’hui : des pauvres et des gens qui subissent des discriminations. Nous avons des classes et du racisme. Gandhi luttait aussi contre une domination étrangère, et c’est une situation tout à fait similaire à celle que nous connaissons ici dans le sens où l’agro-industrie ressemble beaucoup à une domination étrangère. Ils ne vivent pas ici…

C.I. : Vraiment ?!

C.C. : De plus en plus de multinationales sont contrôlées par des étrangers : des Japonais, des Allemands. Les gens ignorent ce que les Japonais possèdent ici : ils ont des filiales et des sous-filiales partout en Californie et ils possèdent une grande partie du vignoble. Une autre similitude, c’est que les gens pour qui Gandhi s’est battu étaient plutôt religieux et que les gens pour qui nous nous battons ici le sont aussi.

C.I. : Quels sont les aspects du catholicisme qui vous inspirent le plus dans votre travail ou qui ont inspiré les gens avec qui vous travaillez ? Y a-t-il des enseignements-clés ?

C.C. : Eh bien, les enseignements du Christ. Le sermon sur la montagne est le plus inspirant, et c’était aussi le préféré de Gandhi. Le message du Christ ne parle que d’amour – pas seulement à l’égard de Dieu, mais d’amour les uns pour les autres. Je pense que c’est essentiel.

C.I. : L’enseignement de l’amour…

C.C. : Oui. Encore faut-il savoir ce que l’on entend par « amour ». Dans notre travail, vous savez, l’amour est vraiment un sacrifice. Ce ne sont pas des paroles. Même si l’on peut en parler, il faut d’abord le pratiquer. Vous avez besoin des deux.

Je pense que la grandeur de Gandhi vient, en partie, de ce qu’il ne voulait pas être un serviteur, mais au service. C’est très facile d’être un serviteur, mais beaucoup plus difficile d’être au service. Quand vous êtes au service, vous êtes là, que cela vous plaise ou non, que l’on soit dimanche ou lundi, ou en vacances. Vous êtes là chaque fois qu’on a besoin de vous.

C.I. : Je sais que vous consacrez une grande partie de votre temps à sensibiliser les gens sur l’utilisation des produits chimiques et des pesticides dans l’alimentation. Qu’en est-il des ouvriers qui sont exposés à ces produits et des gens qui mangent des aliments traités ?

C.C. : Notre combat contre les pesticides remonte à plus de trente ans. Cela fait bien longtemps que nous avons soulevé la question, car nous en étions les premières victimes. J’ai moi-même été empoisonné par des pesticides juste après la Seconde Guerre mondiale. À l’époque, je ne savais pas grand-chose sur le sujet et il m’a fallu des années pour être vraiment informé. Mais à partir du moment où une majorité de gens a commencé à s’inquiéter de l’épaisseur des coquilles d’œufs, nous avons parlé des êtres humains, des ouvriers et des consommateurs. Pendant des années, les gens se sont moqués de nous ; ils nous ignoraient ou nous regardaient comme si nous étions fous ! Mais aujourd’hui, tout le monde est au courant des pesticides. En fait, nous avons réussi à interdire l’usage du DDT il y a dix-neuf ans. Nous l’avons fait interdire sur les raisins ; mais ils sont revenus avec d’autres poisons, par exemple ceux dont parle Rachel Carson dans son livre Silent Spring.

Vous savez, soit on interdit ces poisons et on les fait disparaître, soit ce sont eux qui nous font disparaître. Ils sont mortels. Il y a les organophosphates ou les gaz neuroplégiques. C’est comme cela qu’ils tuent les insectes, en neutralisant leur système nerveux. Ce qui a aussi des effets sur notre système nerveux. Les pesticides ont tué beaucoup d’ouvriers et ils en ont rendu invalides un aussi grand nombre ; ils ont détruit la santé des ouvriers, de leurs familles, de leurs enfants. Maintenant ces pesticides sont partout : dans l’eau, le sol, l’atmosphère, partout. On a aussi découvert que le poids du corps agit comme un tampon : plus vous êtes gros, moins vous avez de chances d’être atteint, et moins vous êtes gros, plus vous courez de risques. Ce sont donc les enfants les plus touchés par les cancers et les malformations congénitale. Le nombre de fausses couches chez les femmes qui travaillent dans les vignes est très élevé. Il y a actuellement beaucoup de cancers et de malformations à la naissance, des cas vraiment horribles, comme des enfants sans bras ou sans jambes[3]. C’est atroce. Nous avons fait une vidéo sur le sujet, qui s’intitule La Colère des raisins[4]. Ce qui se passe est tout simplement horrible. Nous avons tant et si bien mené campagne que nos ouvriers sont maintenant au courant et que nous avons certainement joué un rôle majeur dans la prise de conscience de ce problème, en Amérique et dans le monde entier.

C.I. : Votre jeûne de l’année dernière aura certainement contribué à cette prise de conscience[5].

C.C. : Sans doute. Le jeûne est un très bon instrument de communication. Comme Gandhi, n’ayant ni force économique ni force politique, nous devons faire appel à la force morale et le boycott est alors le meilleur instrument. Gandhi a dit que le boycott était l’instrument idéal pour arriver au changement social.

C.I. : Vous avez découvert Gandhi dans les livres de poche !

C.C. : Il a prôné une force morale. Il y est parvenu pour nous, car c’est la force morale qui contraint les gens et se traduit ensuite en pression économique. Cela part d’une valeur morale mais cela prend du temps.

C.I. : Où trouvez-vous la force intérieure de jeûner ?

C.C. : C’est une bonne question. Je ne sais vraiment pas. Parfois je ne jeûne qu’un ou deux jours et j’ai du mal. J’ai essayé de jeûner il y a deux jours et je n’ai pas réussi. J’essaie à nouveau aujourd’hui et c’est très difficile. D’autres fois, cela va tout seul.

C.I. : Pensez-vous que cela soit lié à la raison de votre jeûne ou au soutien que vous avez autour de vous ?

C.C. : Je ne sais pas. Je n’ai jamais su le dire, sinon que Gandhi parlait de la porte, de la fenêtre ou de la lumière. J’ai vraiment du mal à en parler. Je peux simplement dire, que certaines fois c’est plus facile. Il y a une force. Mais je ne saurais dire de quoi elle est faite.

C.I. : Pendant longtemps, votre famille a dû se sacrifier avec vous pour la causa. Ils vous ont vu jeûner, aller en prison. Il y a eu des moments où vous étiez si pauvre que vous ne pouviez pas leur acheter à manger. Et quand vos enfants ont commencé à grandir, il vous est arrivé de devoir les quitter à des moments cruciaux. J’ai lu dans votre livre La Causa que le jour où votre fille s’est mariée, vous avez dû partir en pleines festivités pour aller négocier un contrat. C’était aussi le cas avec Gandhi : sa famille est souvent passée après d’autres priorités.

C.C. : Oui, cela ne devait pas être facile de vivre avec lui. Personnellement, j’ai eu la chance de pouvoir continuer à m’occuper de ma famille. Vous n’avez pas besoin d’être là et de passer du temps avec eux quand vous êtes engagé dans le même combat, parce que vous êtes ensemble quand vous êtes engagé dans le même projet. Je pense que la force de notre famille vient de ce qu’elle a toujours été dirigée à l’extérieur de nous-mêmes.

Dans mon enfance, mon père et ma mère nous ont transmis une très forte notion du devoir envers les autres. C’est ce qu’ils prêchaient et pratiquaient. C’est ainsi que nous avons été éduqués. Et l’on voit bien tous les avantages qu’il y a à agir pour les autres. On se sent si bien quand on peut aider les autres ; c’est quelque chose que j’ai compris depuis tout petit. Je ne pense pas avoir fait autant de choses que ma mère, ni avoir prêché autant qu’elle. Mais je pense que j’ai pris la même direction, tout comme mes enfants. La plupart d’entre eux en ont retiré quelque chose, l’idée d’aider les autres et de les faire passer en premier. Ce que vous faites pour quelqu’un d’autre, c’est vraiment pour vous-même que vous le faites. On ne peut pas l’expliquer ; il faut le vivre pour comprendre. Dès lors qu’on en a fait l’expérience, cela devient plus facile. Je pense que c’est ce qui s’est passé dans ma famille.

Avec ma mère, c’était quelque chose d’organisé. Par exemple, nous étions très pauvres dans notre enfance mais, déjà tout petits, ma mère nous envoyait, mon frère et moi, chercher des clochards ou des gens qui avaient faim pour les ramener à la maison et leur faire partager notre repas, même si nous avions à peine de quoi nourrir la famille. Cela laisse des impressions très fortes ; ce sont des choses qui restent. J’ai souvent pensé que c’est grâce à ma mère que j’ai découvert Gandhi et que je me suis intéressé à ses idées. Mon éducation m’y avait prédisposé. En tout cas, presque tous mes enfants en ont retenu quelque chose. Certains travaillent avec nous ici, mais les autres aussi partagent le même idéal de servir et d’aider les autres.

C.I. : C’est une valeur qui a été transmise dans votre famille…

C.C. : Oui, même aux petits-enfants. En fait, c’est ce qu’ils voient à la maison. De même pour tout le reste : s’ils voient de la drogue ou de l’alcool à la maison, ils feront pareil. Si leurs parents ne pensent qu’à gagner de l’argent, ils seront comme eux.

C.I. : Au cours des dernières années, quels ont été les changements pour les ouvriers agricoles ?

C.C. : [Rires.] C’est un peu comme si l’on faisait deux pas en avant et un pas et neuf dixièmes en arrière. Nous avons eu quelques succès en termes de sensibilisation de la société. La situation des ouvriers agricoles est désormais connue dans toute l’Amérique du Nord. Nous avons contribué à faire connaître ce problème et développé un réseau de soutien. D’après les sondages, quatre-vingts pour cent des gens sont informés de nos actions. C’est ce que nous avons fait de mieux. Suite à cela, un certain nombre d’ouvriers ont bénéficié des progrès obtenus par le syndicat (de meilleurs salaires, etc.), mais pas tous. Nous continuons à nous battre chaque jour.

La plupart des syndicats ont mis de trente à cinquante ans à se faire reconnaître. Nous sommes des pionniers dans ce secteur et il nous faudra encore du temps pour être vraiment reconnus. Quand cette barrière sera brisée, je pense que cela ira très vite. Mais il y a des avancées et des reculs, des hauts et des bas ; c’est un très long combat. J’ai connu bien des épreuves et j’ai été souvent poursuivi en justice, comme vous dites.

C.I. : Oui, il y a eu ce procès en 1987 où un producteur de légumes vous réclamait 1,7 million de dollars parce qu’une grève des ouvriers agricoles lui avait fait perdre sa récolte. Je ne comprends pas comment on a pu vous assigner en justice pour cela ! Toute grève ne représente-t-elle pas une perte potentielle ?

C.C. : Oui, toute revendication contre nous est illégale. La loi est anticonstitutionnelle. Nous devons continuer à nous battre pour défendre l’irrecevabilité de telles plaintes. Ce fut la raison de mon deuxième plus grand jeûne en 1972, un jeûne de vingt-cinq jours qui se révéla très difficile. À la fin de ce jeûne, on a dû me conduire à l’hôpital car j’étais très affaibli. J’étais en très mauvais état. Seulement vingt-cinq jours, mais ce fut très dur. En fait, nous n’avons pas pu obtenir gain de cause dans cette autre affaire. Dans le cas le plus récent, la Cour suprême a renvoyé le procès devant la juridiction fédérale pour connaître son interprétation. Malheureusement pour nous, le jugement a été rendu en notre défaveur et nous avons été condamnés à payer 5,6 millions de dollars. Evidemment, nous n’avions pas 5,6 millions de dollars et il fallait d’abord verser une caution du montant fixé au jugement pour pouvoir faire appel. Alors nous avons saisi la justice et fini par trouver un juge à Yuma, Arizona, qui a réussi à faire baisser la caution à 250.000 dollars. Mais les producteurs ont à nouveau fait appel. C’est ainsi qu’ils vous mettent sur la paille : en portant l’affaire devant les tribunaux.

C.I. : En d’autres termes, même si les producteurs savent qu’ils vont perdre, ils peuvent vous anéantir entre-temps en ayant recours à des tactiques juridiques extrêmement coûteuses.

C.C. : Oui. Notre système n’est pas aussi « démocratique » qu’on pourrait le penser. Il n’est pas aussi libre que cela. Nous avons tendance à juger rapidement les autres pays, mais nous ne sommes pas meilleurs que les autres. Sous Reagan, nous avons été harcelés pendant huit ans par les enquêteurs fédéraux. Il a même fallu mettre une pièce à leur disposition ! En fait, la dernière fois qu’ils sont venus ici, ils nous ont dit qu’ils avaient regardé tous les livres trois fois et qu’ils n’avaient rien trouvé ; après quoi ils sont partis !

Vous savez, si jamais ils s’apercevaient que j’ai pris un seul cent, je pourrais être viré du syndicat. Et c’est ce qu’ils ont fait à de nombreux leaders syndicaux. Ils ne me croient pas quand je leur dis que je ne suis pas payé ou que je n’ai pas de compte de frais. Je dois leur expliquer comment je vis. Quand je me rends quelque part, je ne vais pas à l’hôtel et je n’achète pas à manger. Les gens m’offrent le gîte et le couvert. C’est ainsi que je fonctionne et je n’ai pas besoin d’argent. Au début, les enquêteurs ne voulaient pas me croire ; mais j’ai fini par les convaincre. Nous avons été vraiment harcelés par les autorités.

Notre pouvoir est avec les gens. Des gens de toutes sortes, de toutes les couleurs, de toutes les tailles et de toutes les religions. Il y a même des gens de droite qui soutiennent notre mouvement et d’autres qui sont contre les syndicats. Chacun interprète notre action différemment. Certains nous considèrent comme un syndicat ; d’autres comme des militants qui se battent pour une cause ethnique ou pour la paix ; et d’autres encore nous voient comme un mouvement religieux. C’est pourquoi nous pouvons faire appel à une base très large, composée de toutes sortes de groupes sociaux.

C.I. : Quel type d’organisation non-violente avez-vous mis en place pour lutter contre les pesticides ? C’est un ennemi invisible. J’imagine que vous pouvez dire que les effets sont visibles, mais que la substance réelle reste invisible.

C.C. : C’est invisible sur le moment, mais les effets apparaissent à long terme. Il est beaucoup plus difficile de sensibiliser les gens à ce problème, car pour le consommateur, si vous mangez ce raisin, cela ne va pas vous faire de mal tout de suite, mais peut-être dans seulement dix ou quinze ans. Mais si vous prenez ces mêmes raisins qui seront nocifs dans cinq, dix ou quinze ans, vous voyez aussi que les pesticides ont un effet néfaste immédiat sur les ouvriers et leurs enfants. Vous faites passer le message en montrant les ravages causés sur ceux qui sont situés aux premières lignes.

C.I. : Les ouvriers sont en effet les plus exposés et l’impact des pesticides sur eux représente ce qui attend les consommateurs en bout de chaîne.

C.C. : Tout à fait. Les ouvriers sont touchés immédiatement, mais le consommateur ne sera affecté que plus tard, car cela fonctionne par cumul. Maintenant le public est au courant ; mais pendant des années et des années nous avons été la risée des gens chaque fois que nous en parlions. Ou alors on entendait des choses du genre : « Sans les pesticides, nous serions morts de faim. »

En réalité, avant il n’y avait pas de pesticides et si les gens mouraient de faim, c’était pour d’autres raisons. Il y a vingt ans, près de vingt pour cent des récoltes mondiales étaient perdues à cause des insectes, alors qu’aujourd’hui, on arrive à trente-sept pour cent avec des tonnes de pesticides en plus.

C.I. : Les insectes ont développé une plus grande immunité[6].

C.C. : Oui. C’est pourquoi il faut plus de poison pour les tuer. Prenez par exemple un gaz neuroplégique mortel, le parathion. Il y a vingt ans, il fallait environ un kilo pour 40 ares ; aujourd’hui, il en faut trois.

C.I. : J’ai l’impression qu’il y aura de plus en plus de problèmes d’immunodéficience dans les temps à venir car nous sommes saturés de ces poisons. Quel est l’état du sol après tous les traitements qu’ils lui font subir ?

C.C. : Le sol n’est plus qu’un morceau de plastique. Vous mettez des plantes en terre et vous les faites pousser artificiellement.

C.I. : À votre avis, quel est le pire ennemi des ouvriers agricoles ?

C.C. : Le système est notre pire ennemi. L’agriculture a beaucoup changé depuis l’époque où les pères fondateurs ont dessiné les fondations de notre pays. Mais la perception que l’on a de la terre et de ceux qui la possèdent n’a pas changé. Il y a quelque chose d’étrange dans le monde entier concernant la propriété des terres. La terre vous donne un pouvoir qui va au-delà de sa richesse, au-delà de l’argent qu’elle vous rapporte. La terre exerce une influence extrêmement puissante sur les gens. Vous avez affaire à des propriétaires terriens qui possèdent littéralement l’endroit où vous vivez, marchez et respirez. Ce pouvoir est terrifiant. Et comme le pouvoir entraîne la corruption, le système est corrompu.

L’industrie agroalimentaire californienne s’est développée grâce à une main-d’œuvre à bon marché. Ce n’était pas un hasard ; cela avait été parfaitement organisé. Pour garder cette main-d’œuvre à bon marché, les producteurs ont mis au point un système horrible qui consiste à maintenir une main-d’œuvre excédentaire. Ce sont des experts en la matière ! L’agro-industrie contrôle la politique d’immigration ; et c’est ainsi depuis des années. Il n’y a encore pas si longtemps, les services américains d’immigration et de naturalisation faisaient partie du ministère de l’Agriculture. Ce sont eux qui contrôlent la situation.

C.I. : Ferment-ils les yeux en laissant les gens entrer illégalement ?

C.C. : Oui, cela aussi. Ils définissent la politique d’immigration et contrôlent la façon dont elle est appliquée et interprétée. Ils ont énormément d’influence.

Je vais vous donner un exemple. Les débuts de l’agro-industrie sous la forme que nous lui connaissons aujourd’hui remontent à la fin du XIXe siècle. Chose curieuse, contrairement à la plupart des systèmes, les ouvriers étaient là avant les emplois. Comme vous le savez, tous les chemins de fer, dont la ligne qui passe tout près d’ici, ont été construits par les Chinois. Et après la construction des chemins de fer, des milliers de Chinois se sont retrouvés sans travail. Les premiers « entrepreneurs » – c’est ce qu’ils étaient dans l’agriculture – ont alors pris conscience de l’immense réserve de main-d’œuvre dont ils pouvaient disposer et ils ont développé en Californie des cultures exigeant beaucoup de main-d’œuvre, contrairement à ce qui s’est passé dans le Midwest ou d’autres régions des États-Unis. C’est parce que la main-d’œuvre était là. D’autres lieux avaient le climat et l’eau, mais ils disposaient ici d’un énorme excédent de main-d’œuvre. C’est comme cela que tout a commencé et que le système s’est mis en place. Et comme dans tous les systèmes, ils l’ont affiné, et maintenant…

C.I. : … c’est un business gigantesque. Je n’avais jamais réalisé que la Californie produisait autant de denrées alimentaires pour le pays en raison d’un excédent de main-d’œuvre, et non à cause du sol, du climat et de l’eau !

C.C. : Oh, oui. Il y a d’autres endroits dans le monde où le climat est identique au nôtre, voire meilleur, bien que la Californie soit composée d’à peu près quatorze régions climatiques différentes.

À nouveau, tout est lié à l’agro-industrie. C’est pourquoi, en vous attaquant aux producteurs, vous vous attaquez aussi aux grandes compagnies d’assurance qui possèdent d’ailleurs souvent les terres, aux grandes banques, aux chemins de fer, aux fabricants de pesticides et d’engrais. D’énormes puissances sont contre vous et rien ne peut se faire sur le plan législatif ou politique. Ils ont tout verrouillé !

C’est ce qu’avait compris Gandhi, et c’est ce qui l’a conduit à recourir au boycott.

C.I. : Comment l’agro-industrie s’y est-elle prise pour manipuler la politique d’immigration et créer une réserve de main-d’œuvre excédentaire ?

C.C. : Eh bien, l’agro-industrie agit souvent en dehors de tout cadre juridique. Disons qu’ils ont commencé par recruter en Chine ; puis qu’ils ont envoyé des équipes de recrutement au Japon. Les Japonais n’ont pas duré longtemps parce qu’ils avaient des idées différentes et qu’ils sont venus avec leurs familles ; à part eux, seuls les Mexicains sont venus en famille. Ensuite, ils ont fait des recrues en Inde ; puis ils ont essayé aux Philippines. Après la révolution mexicaine, les gens ont commencé à arriver. Puis pendant le Dust Bowl [désert de poussière], ils sont allés recruter au Mexique et après il y a eu le programme Braceros pendant la Seconde Guerre mondiale[7]. Actuellement, ils recrutent au Mexique, en Asie, en Afrique, au Honduras, au Nicaragua, au Salvador et au Guatemala. Tout cela pour l’agro-industrie. C’est ainsi qu’ils procèdent.

C.I. : Ils font venir tous ces étrangers et cela les arrange qu’ils restent dans l’illégalité.

C.C. : Oh, oui ! Parce qu’ils les exploitent. Et comme ils sont illégaux, ils ne peuvent rien faire. Ils sont obligés d’accepter ce qu’on leur donne. C’est affreux.

C.I. : Dans votre vie, dans votre travail et dans tous les combats que vous avez menés, qu’auriez-vous à dire au sujet de la vie ?

C.C. : Pas grand-chose. La vie est si multiple. Mais nous faisons le point chaque nuit pour savoir si nous avons fait dans la journée ce que nous devions faire. Le message du Christ, de Gandhi et de tous les hommes bons était très clair : ils nous ont tous dit ce qu’il fallait faire. C’est pourquoi vous devez vous demander chaque nuit : « Qu’ai-je fait aujourd’hui ? »

La vie est très compliquée. Mais nous essayons de la rendre simple, de faire ce qu’il faut. Nous sommes avant tout des militants. Nous avons nos préceptes et nos principes ; ensuite nous passons à l’action. Je n’ai jamais voulu écrire sur la non-violence. Que dire de plus ? Tout a déjà été écrit. Au début, on donnait parfois l’impression que la non-violence était une forme de sainteté, vous savez, un peu comme ces saints qui se déplacent avec légèreté comme s’ils marchaient sur des œufs ! Mais avec les années, nous voyons bien que la non-violence n’est pas ainsi. Cela n’a rien à voir avec cela.

C’est pourquoi nous n’écrivons pas sur la non-violence et nous ne la prêchons pas. Nous ne parlons jamais de non-violence aux ouvriers, à moins que ce ne soit vraiment nécessaire. En d’autres termes, si nous négocions un contrat, je ne vais pas parler de non-violence ; mais si nous sommes sur un piquet de grève, j’en parlerai. Parce qu’à trop en parler, cela devient…

C.I. : … moins authentique ?

C.C. : Oui, exactement. Et cela nous a beaucoup inquiétés. Aujourd’hui, il y a beaucoup d’ouvriers qui sont non-violents ici. Mais au début, c’était très difficile. Maintenant, les gens savent comment agir, ce qu’il faut faire. Et pas parce que nous le leur avons dit. Nous n’avons pas donné une seule heure de cours ; tout a été transmis par l’exemple. Nous voulons être des hommes et des femmes du monde. Nous voulons travailler. Nous voulons simplement agir sans violence.

C.I. : Comment avez-vous eu accès pour la première fois aux idées de Gandhi ?

C.C. : Oh, c’est très intéressant. Si je m’en souviens bien, je devais avoir onze ou douze ans et j’étais allé au cinéma. À l’époque, entre deux films, ils passaient les actualités et c’est ainsi que j’ai vu un reportage sur Gandhi. Ils disaient que cet homme à moitié nu et sans armes avait vaincu la puissance de l’Empire britannique, ou quelque chose d’approchant. Cela m’avait vraiment impressionné car je me demandais comment il avait pu faire sans armes ! Je n’avais jamais entendu le nom de Gandhi avant. Mais le lendemain, je suis allé voir ma maîtresse d’école pour lui demander si elle en savait plus. Elle m’a dit que non mais qu’elle avait un ami qui pourrait peut-être m’en dire plus. Elle m’a donné le nom de son ami, un ouvrier du bâtiment qui s’intéressait à Gandhi, et ce dernier m’a offert un petit livre sur Gandhi. Par la suite, j’ai appris à le découvrir et j’ai bien l’intention dans ma vie de lire le plus de livres possible sur Gandhi et son message.

C.I. : Quels aspects de la vie de Gandhi et de son message vous ont-ils le plus influencé ?

C.C. : Son activisme. Il était un saint actif dans le monde. Il a fait des choses, il a accompli des choses. Vous savez, beaucoup d’entre nous peuvent être très saints ; mais à part satisfaire nos besoins personnels, nous ne faisons bien souvent pas grand-chose. Gandhi, lui, a œuvré pour le monde entier. Il ne s’est pas contenté de parler de non-violence ; il a aussi montré que la non-violence pouvait servir à la justice et à la libération.

C.I. : Dans votre vie et votre travail, voyez-vous d’autres façons d’utiliser les stratégies non-violentes ?

C.C. : Non. Tout a été fait par le Christ, Gandhi, saint François d’Assise et Martin Luther King. Ils ont tout fait. Nous n’avons pas à réfléchir à de nouvelles idées, mais simplement à mettre en pratique ce qu’ils ont dit, faire le travail. Gandhi nous a tout donné dans son message.

Comme je l’ai déjà dit, ce que j’apprécie chez Gandhi, c’est son action. Il agissait. Il avait des idées et des actions. Il a aussi fait beaucoup de choses qui n’ont pas été reconnues mais qui étaient très importantes. Vous savez, il a formé des syndicats – mais on en a peu parlé – et ces syndicats existent toujours aujourd’hui. Ma plus grosse déception en voyant le film Gandhi, c’est qu’on ne parle pas du tout des syndicats qu’il a créés. Comme vous le savez, il a organisé les ouvriers du textile à Ahmedabad et j’ai eu la chance de rencontrer l’un des membres de ce syndicat.

Gandhi était aussi très doué pour réunir des fonds. Il a collecté des millions de roupies et disposait d’un vaste réseau de services sociaux. Il avait certainement le plus grand tirage de journaux dans l’histoire du monde. Les originaux n’étaient peut-être tirés qu’à mille ou deux mille exemplaires, mais tout le monde les réimprimait. Son message pour moi est donc celui de la non-violence et le fait qu’il était un homme d’action. Il a fait bouger les choses.

C.I. : Son succès a-t-il exercé une influence sur vous ? De nombreuses personnes entreprennent des actions similaires, mais pour des raisons variées – le moment historique ou des circonstances qu’elles ne maîtrisent pas – leurs tentatives échouent.

C.C. : Non, ce qui m’influence n’est pas le fait qu’elles réussissent ou non, mais qu’elles ne renoncent pas. Je perds la foi en quelqu’un qu ne va pas au bout de son projet, qui commence quelque chose pou abandonner ensuite. Le monde en est plein. Même si Gandhi n’avait pas libéré l’Inde, il serait resté fidèle à son projet toute sa vie. Et c’est ce qui m’attire le plus en lui. Il n’a jamais renoncé à son combat.

*** *** ***


 

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[1] Interview extraite du livre d’entretiens de Catherine Ingram Dans les traces de Gandhi : La force de la non-violence, publié aux Éditions Dangles, collection « Spiritualités », 1998. (Éditeurs)

[2] Le mot sanscrit ahimsa signifie littéralement « ne pas nuire ».

[3] À McFarland, par exemple, dans la vallée centrale de la Californie, une région où les cultures extensives sont régulièrement traitées avec des pesticides, les cancers des enfants sont huit fois plus élevés que le taux normal. D’après le Dr Marion Moses, qui mène actuellement un travail de recherche parmi les ouvriers agricoles, les cas de cancer font partie des « données les plus dures », les « données moins dures » portant sur les enfants mort-nés et les fausses couches. Le Dr Moses recommande cependant une certaine prudence quant à la désignation des causes à l’origine de ce phénomène et propose d’approfondir les études en cours. Elle précise que la graisse du corps retient mieux les produits chimiques que les tissus maigres et que toute perte de poids ou d’énergie constitue un danger face aux produits chimiques qui sont déversés.

[4] Selon le Syndicat des ouvriers agricoles, cinquante pour cent des raisins de table testés par le gouvernement contiennent des résidus de pesticides. Le gouvernement n’a cependant pas encore testé quarante pour cent des poisons utilisés sur les raisins.

[5] En 1987, César Chávez a jeûné pendant trente-six jours. Il n’a bu que de l’eau et s’est « identifié aux nombreuses familles d’ouvriers agricoles qui souffrent d’empoisonnements dus aux pesticides ».

[6] Selon le professeur George Georgheiou de la faculté d’entomologie de l’université de Californie, le nombre d’espèces d’insectes résistant aux pesticides est passé de 224 en 1970 à 447 en 1984.

[7] Ce programme a été mis en place pour recruter des ouvriers agricoles mexicains qui arrivaient le matin dans les champs californiens et rentraient chez eux au Mexique après leur journée de travail.

 

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