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Réconcilier l’exigence spirituelle et le réalisme politique

 

Jean-Marie Muller

 

Mon cher ami,

Je dois t’avouer que c’est avec le plus grand étonnement que j’ai lu le texte par lequel tu entends « mettre des point sur des i ». En te lisant, je me suis perdu dans le dédale des citations de mes propres textes sans pouvoir trouver ni la logique ni la cohérence de ton raisonnement. En voyant le montage que tu fais avec ces citations afin de me mettre en contradiction avec moi-même, j’ai eu le sentiment que cet entrecroisement de mes textes ne rendait pas compte de ma pensée. Tu laisses entendre notamment qu’il y aurait des contradictions entre mon Dictionnaire de la non-violence et mon texte La non-violence en action où je présente « les différents moments d’une campagne d’action non-violente ». Pour ma part, je tiens, je soutiens et je maintiens que tous les éléments que je développe dans ce dernier texte se trouvent déjà explicités dans mon Dictionnaire, que mes deux textes sont parfaitement cohérents et qu’il n’y a pas la moindre contradiction entre l’un et l’autre. Or, jusqu’à présent, tu ne m’as pas exprimé le moindre désaccord avec mon Dictionnaire. Dans l’un et l’autre, je mets les mêmes points sur les mêmes i ! C’est pourquoi, plus j’essaie de réfléchir aux raisons qui t’ont amené à écrire ton texte, plus je me heurte à une incompréhension de plus en plus profonde et de plus en plus large. Je pense vraiment que ces désaccords ne sont fondés que sur des mal-entendus, des in-compréhensions, des mé-prises. Je voudrais m’efforcer de dépasser et de surmonter les unes et les autres.

Je dois t’avouer que j’ai hésité à te répondre. Non pas parce que le débat contradictoire me ferait peur. Loin de là. Je peux même y trouver un certain plaisir. Mais cela même pourrait être une raison pour ne pas s’y livrer. Ce dont j’ai peur, c’est que ce débat apparaisse aux yeux des lecteurs comme une polémique. Et je suis trop attaché à la poursuite de notre collaboration amicale pour accepter que notre dialogue s’abaisse au niveau d’une polémique. C’est pourquoi, dans un premier temps, j’ai voulu laisser le temps au temps. Mais j’ai compris que tu tenais absolument à ce que je te réponde. Je te réponds donc. Je le ferai avec la plus grande rigueur possible. Peut-être les lecteurs auront-ils le sentiment que cette rigueur est ombrée d’une certaine dureté. Mais j’aime beaucoup ce qu’écrivait un jour Jacques Maritain à Jean Cocteau : « Il faut avoir l’esprit dur et le cœur doux. Sans compter les esprits mous au cœur sec, le monde n’est presque fait que d’esprits durs au cœur sec et de cœurs durs à l’esprit mou. » Je m’efforcerai donc, mon cher ami, de garder tout au long de ma réponse le cœur doux et l’esprit dur. Et si notre « dispute » peut clarifier les choses auprès des lecteurs, alors elle n’aura pas été inutile.

Il semble résulter de ton texte que les désaccords que tu entends faire valoir à mon encontre concernent essentiellement la question du pouvoir politique et de son rapport avec la non-violence. J’aurais sur cette question un point de vue « personnel » – un point de vue, écris-tu encore, qui me serait « propre » – comme si, en quelque sorte, je serais le seul à partager ce point du vue. Et, pour ta part, tu désapprouves ce point du vue en laissant entendre clairement qu’il serait erroné. Il me conduirait à « commettre une faute systématique ». À vrai dire, je ne prétends nullement exprimer sur cette question du pouvoir politique des idées « personnelles ». Depuis quelque trente-cinq ans, je m’efforce de réfléchir à la non-violence en m’inspirant, pour l’essentiel, de la pensée et de l’action du Mahatma Gandhi. Avec beaucoup d’autres, je me situe donc dans la tradition de la non-violence qui puise ses racines dans l’œuvre du libérateur de l’Inde qui a proposé à l’humanité de repenser le politique, à la fois sur le registre de la philosophie et sur celui de la stratégie, en mettant au centre de sa réflexion et de son action le principe de non-violence. Et je crois pouvoir dire que mon point de vue ne fait que rejoindre celui de tous ceux qui ont étudié et connaissent Gandhi. Certes, me diras-tu peut-être, chacun a le droit d’être en désaccord avec Gandhi. À l’évidence ! Mais alors, ce n’est pas moi qu’il faut réfuter, mais Gandhi. Au demeurant, tous ceux qui récusent la non-violence ne manquent pas de prétendre affirmer haut et fort qu’ils sont en désaccord avec Gandhi. Moi-même, je me permets d’avoir certains désaccords avec lui, mais ils ne portent pas sur l’essentiel. Or c’est l’essentiel qui est ici en question.

L’intuition fondamentale – fondatrice – de Gandhi est que le principe de non-violence concerne et doit s’appliquer à tous les aspects de l’existence de l’homme, aussi bien dans sa vie personnelle que dans sa vie sociale et dans sa vie politique. C’est un principe englobant. Et il englobe aussi le politique, tout le politique. Selon moi, le génie de Gandhi est précisément d’avoir réconcilié l’exigence éthique avec le réalisme politique. Gandhi n’appartient nullement à la tradition orientale de ces maîtres spirituels qui enseignent la spiritualité dans les marges de l’histoire, en dehors des conflits, loin des débats et des combats politiques, à l’abri des rumeurs et des fureurs du monde. Certes, cette tradition a sa part de vérité, sa part de grandeur, mais le risque me semble grand qu’en définitive il ne s’agisse pas d’une spiritualité de la paix, mais seulement d’une spiritualité de la tranquillité. Les disciples sont invités à se libérer des besoins, des désirs et des passions de leur ego dans un exercice solitaire. Cependant, la meilleure manière de désapprendre à se « soucier de soi » est d’apprendre à se « soucier de l’autre ». Et le souci de l’autre implique l’action, l’action politique.

Essayons d’y voir clair, s’il tu le veux bien.

Tout d’abord, il est bien évident que toute campagne d’action non-violente ne se donne pas pour visée, ne se donne pas pour finalité, ne se donne pas pour objectif la prise et l’exercice du pouvoir politique. Ce point ne devrait même pas être discuté. À l’évidence, les campagnes d’action menées par Martin Luther King aux États-Unis dans les années soixante n’avaient pas pour but la prise du pouvoir politique aux États-Unis. Elles avaient pour but – est-il besoin de le dire ? – la reconnaissance et le respect des droits des Noirs. Et la tâche était déjà gigantesque. Il en est de même des actions non-violentes entreprises par César Chávez. Celles-ci n’avaient pas non plus pour finalité la prise du pouvoir politique aux États-Unis. Elles avaient pour but – est-il besoin de le dire ? – la reconnaissance et le respect des droits des travailleurs agricoles. Je pourrais citer mille autres exemples. Je me bornerai à citer encore la campagne pour l’abolition de la peine de mort au Liban entreprise par nos amis Ugarit Younan et Walid Slaybi. Celle-ci n’a pas pour finalité – est-il besoin de le dire ? – la prise du pouvoir politique au Liban. Elle a pour but d’obtenir du pouvoir politique qu’il décide la suppression de la peine capitale qui, au regard de l’exigence de non-violence, est un crime contre l’humanité. Il est donc bien évident que les points 13, 14 et 15 de mon texte sur la non-violence en action ne concernent pas ces campagnes-là. Il ne peut y avoir sur cette question l’ombre d’une ambiguïté.

Au demeurant, il faut convenir que les situations sociopolitiques qui permettent à un mouvement d’action non-violente d’entreprendre la lutte pour le pouvoir politique sont assez exceptionnelles. Dans la plupart des sociétés, une telle entreprise ne saurait être à l’ordre du jour. Dans chacun des pays où l’on me fait l’amitié de m’inviter, je me garde bien de prêcher la révolution. Je ne fais que présenter l’histoire des révolutions en m’efforçant d’en tirer les leçons.

Par contre, il est non moins évident que les campagnes d’action non-violente entreprises par Gandhi avaient pour finalité – est-il besoin de le dire ? – la prise et l’exercice du pouvoir politique. Lorsque, le 31 décembre 1929, le Congrès national de l’Inde – qui est l’organisation politique dont Gandhi est le leader incontesté – décide de revendiquer « l’indépendance totale » de l’Inde, il s’agit bien de revendiquer la prise et l’exercice du pouvoir politique. Il ne peut y avoir sur cette question l’ombre d’une ambiguïté. Le même jour, le Congrès décrète que désormais le 26 janvier sera célébré en Inde comme la journée nationale de l’indépendance. Aussi bien, le 26 janvier 1930, dans toute l’Inde, les organisations locales du Congrès approuvent le texte d’une déclaration écrit par Gandhi lui-même et qui avait été publié le 23 janvier dans le journal Young India. Dans ce texte, il est dit :

Nous considérons que c’est un crime contre l’homme et contre Dieu de se soumettre plus longtemps à un pouvoir qui a causé ce quadruple désastre à notre pays. Nous reconnaissons cependant que le moyen le plus efficace pour obtenir notre liberté n’est pas la violence. C’est pourquoi nous voulons nous préparer à renoncer, pour autant que nous le pouvons, à toute association volontaire avec le gouvernement britannique, et nous voulons nous préparer pour la désobéissance civile, y compris le refus de payer les impôts. Nous sommes convaincus que si nous pouvons retirer notre aide volontaire et arrêter de payer les impôts sans recourir à la violence, même face à la provocation, la fin de ce pouvoir inhumain est assurée. C’est pourquoi, aujourd’hui, nous nous engageons solennellement à suivre les instructions que le Congrès donnera dans le but d’établir l’indépendance totale.

Pour ce qui concerne la Pologne, les choses se présentent différemment. Dans un premier temps, la lutte non-violente des ouvriers polonais n’avait pas pour finalité de prendre le pouvoir en Pologne, mais d’obtenir le respect de leurs droits. Le 14 août 1980, les ouvriers des chantiers navals de Gdańsk se mettent en grève et créent leur propre syndicat : Solidarność. Le 31 août, le vice-premier ministre polonais signe avec Lech Wałęsa, le dirigeant de Solidarność, un accord qui ouvre la voie à la constitution de syndicats indépendants. Lech Wałęsa peut alors célébrer une victoire obtenue « sans la moindre violence ». L’article Solidarność de l’encyclopédie Wikipédia précise que le syndicat est « basé sur les règles de la non-violence ». En septembre, se tient le premier Congrès de Solidarność qui apparaît comme un véritable Parlement ouvrier de la Pologne. Suite à de nombreuses péripéties, au cours desquelles Wałęsa et la plupart des dirigeants du syndicat seront emprisonnés, Solidarność est définitivement légalisé en avril 1989. Des élections sont prévues et le syndicat crée alors une branche politique, Akcja Wyborcza Solidarność (Action électorale de Solidarność), afin de pouvoir participer aux élections. Ainsi, dans un second temps, les ouvriers polonais se dotent d’une « organisation politique ». Suite aux consultations électorales de juin 1989, le chef de l’État polonais, le général Jaruzelski, estime qu’il n’a d’autre solution que de confier la direction du gouvernement à Solidarność. Tadeusz Mazowiecki, l’une des personnalités marquantes du syndicat, devient Premier Ministre le 12 septembre 1989. Le 9 décembre 1990, Lech Wałęsa est élu Président de la République. Ainsi, en définitive, la lutte non-violente des ouvriers polonais a conduit à la prise et à l’exercice du pouvoir politique. Qui aurait pu l’imaginer lors de la création de Solidarność ?!

Tout au long de leur lutte qu’il faut bien appeler « révolutionnaire » – les historiens parlent de la « révolution antitotalitaire de 1989 » –, les ouvriers polonais s’en sont tenus aux méthodes de la résistance non-violente. En octobre 1983, dans le discours qui sera lu lors de la cérémonie de remise de son Prix Nobel de la paix – à laquelle il ne put lui-même participer –, Lech Wałęsa dira en faisant le bilan de son action : « S’il est une leçon que j’ai tirée de ces expériences, c’est que nous ne pouvons nous opposer efficacement à la violence que dans la mesure où nous n’en faisons pas usage nous-mêmes. » Tu sais peut-être que mon livre Stratégie de l’action non-violente a été publié intégralement en polonais dans la clandestinité par Solidarność. Je dis cela simplement pour souligner que la référence à la non-violence a été explicite. Au demeurant, je n’ai évidemment aucun mérite à cela, dès lors que ce n’est pas moi qui ai pris les risques de l’action. L’auteur polonais de l’avant-propos, écrit spécialement pour cette édition, affirme :

La tactique de la non-violence a apporté et apporte des résultats. Aujourd’hui, on n’a pas besoin de le prouver car il y a beaucoup d’exemples. Ce qui est le plus important, c’est que la tactique de la non-violence n’apporte que des résultats positifs. Elle ne provoque pas de tragiques complications morales et intellectuelles, comme chez les centaines de révolutionnaires des XIXe et XXe siècles. Elle n’amène pas la formation d’un syndrome révolutionnaro-clandestin connu des sociologues, ne conduit pas les révolutionnaires à la perte progressive des contacts avec la réalité et à la violation progressive des principes de l’ordre moral. […] La tactique de la non-violence favorise de plus l’unification des gens dans une action pour le bien commun, ce qui a en soi-même des conséquences positives.

En novembre 1989, éclate à Prague la « révolution de velours » sous le leadership de Václav Havel, le principal responsable du « Forum civique » qui regroupe toutes les forces démocratiques de Tchécoslovaquie. En décembre, Václav Havel est élu Président de la République. Lorsqu’il nous rendra visite lors de la réunion de l’Assemblée Européenne des Citoyens qui se tenait à Prague en octobre 1990, il nous dira : « Nous avons fait la révolution sans casser la moindre vitre de la moindre fenêtre. » Là encore, la révolution non-violente des démocrates tchécoslovaques est parvenue à la prise et à l’exercice du pouvoir politique.

En voulant « mettre les points sur les i », tu écris :

Face à une logique qui prétend que la non-violence, en tant que principe et comme organisation politique, est arrivée au pouvoir en Pologne, en Tchécoslovaquie et, avant cela, en Inde, il y a un autre point de vue qui dit que la non-violence n’est arrivée au pouvoir dans aucun pays.

Et il semble bien que tu partages ce point de vue. N’est-il pas parmi « les conceptions dangereuses » que j’aurais exprimées lors de la session de Marmarita et à propos desquelles tu écris que je n’aurais pas réussi à « vous » (parles-tu au nom de tous les participants ou en ton nom propre ?) convaincre, il y aurait, je te cite, « cette idée qui présume que la non-violence peut se transformer en parti politique pouvant prendre le pouvoir et l’assumer dans l’intérêt du plus grand nombre ». Et dans tes conclusions tu crois pouvoir affirmer : « La non-violence ne pourra jamais, sur le terrain de la réalité politique, se transformer en parti politique qui aspire au pouvoir ».

Force m’est de te dire qu’à mon humble avis de tels propos entretiennent la confusion la plus totale. Dire que « la non-violence » peut arriver au pouvoir, que « la non-violence » est arrivée au pouvoir dans certains pays n’a évidemment aucun sens. Je ne l’ai jamais pensé, jamais dit et jamais écrit. Bien sûr que « la non-violence n’est arrivée au pouvoir dans aucun pays ». Toute querelle sur cette question est parfaitement vaine. Ces sont des organisations politiques qui, par la mise en œuvre des moyens offerts par la stratégie de l’action non-violente, sont parvenus à la prise et à l’exercice du pouvoir politique. Au demeurant, tu le reconnais toi-même :

Ceux qui ont pris le pouvoir dans les pays où les méthodes de la non-violence ont réussi étaient des partis politiques ayant leurs programmes spécifiques et qui, en des périodes et conditions déterminées, ont utilisé les méthodes, et peut-être même la philosophie de la non-violence, qu’elles ont trouvées plus réalistes et plus efficaces pour arriver à leurs buts politiques.

Mais, mon cher ami, je n’ai jamais pensé, jamais dit et jamais écrit autre chose ! Alors pourquoi inventes-tu un désaccord avec moi qui n’existe pas ? Pourquoi, pour quoi ? Cela m’est totalement incompréhensible.

Si nous définissons le « parti politique » comme l’organisation qui se donne pour finalité l’exercice et la prise du pouvoir politique, le Congrès national de l’Inde correspond tout à fait à cette définition. Toutefois, l’idée de « parti politique » peut paraître ambiguë eu égard à la pratique de très nombreux partis dont le mode d’organisation est loin de respecter en son sein les exigences de la démocratie participative. Ce fut notamment, on le sait, le cas des partis communistes qui ont laissé un goût amer à beaucoup de ceux qui en ont fait l’expérience. J’ai la chance de ne jamais avoir été séduit par l’utopie meurtrière du communisme, ce qui m’a préservé de nourrir une quelconque amertume à l’encontre des partis politiques. Au demeurant, je n’ai jamais adhéré à un parti, préférant investir mes énergies dans le mouvement non-violent.

Contrairement à ce que tu insinues, dans les points 13, 14 et 15 de mon texte La non-violence en action, je ne dis pas que « la non-violence » peut se transformer en parti politique. Je dis qu’une « organisation politique » – c’est le titre du point 13 – peut, lorsque les circonstances s’avèrent favorables, viser la prise et l’exercice du pouvoir politique. Quand je parle des « partis politiques », c’est précisément pour dire que l’organisation qui s’inspire des principes politiques de la non-violence, je me cite, « ne doit donc pas reproduire les structures des partis politiques traditionnels qui sont porteurs d’un projet étatique et qui sont eux-mêmes organisés selon le modèle étatique ». Tu conviendras qu’il m’est difficile d’être plus clair : je parle en effet des « partis politiques », mais c’est pour exprimer la plus grande méfiance à leur encontre. Le mal-entendu est donc total.

Tu me fais un autre reproche au sujet de ce que j’exprime dans mon Dictionnaire à propos du « Pouvoir ». Je présenterais alors une « sorte de programme qui peut tout simplement être celui de n’importe quel parti qui aspire à s’en emparer ». Là encore, tu déformes sensiblement ma pensée. Si tu relis attentivement les deux premiers paragraphes de mon article, tu remarqueras que j’insiste pour dire que « la lutte pour le pouvoir » dont je parle est « une lutte pour la justice et la liberté ». Cela enlève tout fondement à ta critique. Ce n’est pas « n’importe quel parti » qui peut s’approprier le programme que je présente, mais les partis, et seulement eux, qui luttent pour la justice et la liberté. Là encore, nous sommes en plein mal-entendu.

Alors, bien sûr, un parti qui ne respecte ni la justice ni la liberté peut toujours recourir à des moyens analogues à ceux que préconise la stratégie de l’action non-violente, comme la grève, le boycott, la désobéissance aux lois, etc. Qui pourrait les en empêcher ? Ni toi, ni moi, ni personne. Mais ils n’ont plus rien à voir avec la non-violence. Pour qu’une lutte soit non-violente, il ne suffit pas que les moyens mis en œuvre n’exercent aucune violence physique à l’encontre des personnes, il faut d’abord que la fin soit juste. De même qu’une fin juste ne justifie pas des moyens injustes, une fin injuste rend injustes tous les moyens qui sont mis à son service. En définitive, il faut tenir qu’une fin poursuivie par des moyens ignobles ne peut pas être noble, mais aussi que les moyens mis au service d’une fin ignoble ne peuvent pas être nobles. Il est remarquable qu’au même moment où, en Inde, Gandhi et le Congrès demandaient le boycott des produits britanniques, en Allemagne, Hitler et le parti nazi demandaient le boycott des magasins juifs. D’un point de vue purement pratique, ne s’agissait-il pas de la même méthode ? Il en est ainsi : avec Gandhi, le boycott est une méthode non-violente, tandis qu’avec Hitler le boycott est une méthode criminelle. De même que le couteau avec lequel tu partages le pain avec tes meilleurs amis, tu peux l’enfoncer dans le dos de ton meilleur ennemi. Ainsi, l’instrument le plus pacifique peut devenir l’instrument le plus violent.

Tu reconnaîtras que tous les reproches que tu voudrais me faire en mettant en avant la notion de « parti politique » tombent à l’eau.

Le deuxième point de tes conclusions est véritablement extravagant. Voilà ce que tu écris :

Le non-violent ne pourra jamais être un aspirant au pouvoir temporel, car ce dernier ne l’intéresse que dans la mesure où lui faire face et, dans le cas extrême, le supprimer est conforme aux principes qui refusent l’injustice et veulent la supprimer.

Qu’est-ce à dire ? Cela voudrait-il dire que celui qui fait le choix de la non-violence doit indéfiniment se laver les mains en se gardant de ne jamais prendre et assumer la moindre responsabilité dans l’exercice de ce que tu appelles « le pouvoir temporel » ? Devrait-il laisser aux autres – à tous ceux qui n’ont pas choisi la non-violence et, tout particulièrement, à ceux qui pensent que la violence est une fatalité de l’histoire des hommes et des cités – la tâche d’assumer seuls ce « pouvoir temporel » ? Lui faudrait-il se contenter d’être toute sa vie un contestataire, un protestataire, un opposant ? Certes, celui qui a opté pour la non-violence ne saurait « aspirer » au pouvoir pour satisfaire son désir de puissance. Mais ne pourrait-il pas, ne devrait-il pas, si les circonstances le lui permettent, « aspirer » au pouvoir pour se mettre au service de la communauté à laquelle il appartient ? Car, quand les choses sont en ordre, le pouvoir temporel, et tout particulièrement le pouvoir politique, est essentiellement un service ? Que beaucoup d’hommes de pouvoir veulent avant tout se servir plutôt que servir ne saurait devenir un prétexte pour fuir toute responsabilité dans l’exercice du pouvoir. Ceux qui optent pour la philosophie politique de la non-violence doivent aux autres et, par conséquent, se doivent à eux-mêmes d’inventer une gestion politique de la cité des hommes qui s’inspire des principes et des méthodes de la non-violence. La non-violence est mise au défi de réhabiliter aussi le pouvoir.

Hannah Arendt se réfère à la pensée grecque pour montrer que la violence est en réalité l’antithèse du pouvoir politique :

Les rapports politiques normaux, écrit-elle, ne sont pas entachés de violence. Cette assurance, on la trouve, pour la première fois, avec l’antiquité grecque, dans la mesure où la polis, l’État-cité, se définit de manière explicite comme le mode de vie fondé sur la persuasion exclusivement et non sur la violence.

Selon Hannah Arendt, le pouvoir politique naît lorsque des hommes se réunissent pour « vivre ensemble » et décident d’agir ensemble pour construire leur avenir au sein d’une même cité. « Le pouvoir, écrit-elle, correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée. » Ce pouvoir qui naît de l’action commune n’a nul besoin, pour s’exercer, de recourir aux instruments de la violence :

Le pouvoir et la violence s’opposent par leur nature même ; lorsque l’un des deux prédomine de façon absolue, l’autre est éliminé. [...] Parler d’un pouvoir non-violent est une tautologie. La violence peut détruire le pouvoir, elle est parfaitement incapable de le créer.

Ainsi Hannah Arendt récuse-t-elle avec force la thèse dominante formulée par Max Weber, de son point de vue de sociologue observateur des faits sociaux, selon laquelle le pouvoir politique serait un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence. L’homme, parce qu’il est essentiellement un être de relation, ne peut pas être libre tout seul ; il ne devient libre qu’avec les autres. Il devient libre lorsqu’il parvient à établir avec les autres des relations d’êtres libres, c’est-à-dire des relations dénuées de toute menace et de toute peur, de toute domination et de toute soumission. Là où les rapports de domination-soumission prévalent entre les hommes, s’établit le règne de la violence et c’est l’échec du pouvoir politique.

Gandhi n’a cessé d’affirmer que tout projet politique qui s’inspire des principes de la non-violence ne saurait se réduire à des actions de non-coopération, mais qu’il devait proposer un « programme constructif ». « Le corps de la non-violence, affirmait-il, se disloque s’il n’y a pas une foi vivante dans le programme constructif. »

Permets-moi, pour une fois, de citer ce que j’écris dans l’article « Programme constructif » de mon Dictionnaire de la non-violence :

Il est essentiel que la lutte non-violente contre l’injustice ne reste pas prisonnière de ses dénonciations et de ses condamnations, mais qu’elle puisse élaborer et expérimenter des projets alternatifs qui permettent de construire la justice. En même temps que le mouvement de résistance met en œuvre un programme de non-coopération, il doit mettre en place un « programme constructif ». Celui-ci consiste à organiser, parallèlement aux institutions et aux structures sociales que l’on conteste et avec lesquelles on refuse de collaborer, des institutions et des structures qui permettent d’apporter une solution constructive aux problèmes posés, et cela sans attendre le règlement définitif du conflit. Plutôt que de s’en tenir à exiger du pouvoir adverse qu’il apporte une solution juste au conflit en cours, il s’agit d’entreprendre soi-même d’inscrire cette solution dans la réalité en apportant la preuve de sa faisabilité. Les résistants non seulement veulent que « ça change », mais ils commencent déjà à réaliser le changement pour lequel la lutte a été entreprise. Ainsi, ceux qui refusent de payer une part de leurs impôts pour protester contre les dépenses militaires abusives du gouvernement, peuvent décider de redistribuer l’argent récupéré pour financer des formations à la résolution non-violente des conflits.
La réalisation du programme constructif requiert la participation active de ceux-là même qui sont victimes de l’injustice en les invitant à se rendre eux-mêmes justice. L’action non-violente ne consiste pas à demander ses droits, mais, pour autant que faire se peut, à les prendre. Le programme constructif doit permettre à ceux qui, jusque-là, ont été maintenus dans une situation de dépendance à l’intérieur des structures politiques et économiques de prendre en charge leur propre destin et de participer directement à la gestion de leurs propres affaires. En outre, la mise en œuvre du programme constructif permet à de nombreuses personnes qui ne sont pas prêtes à prendre les risques de l’action directe de se mobiliser et de s’engager dans la lutte.
Ainsi, par la réalisation du programme constructif, l’action non-violente ne tient plus seulement sa consistance de ce à quoi elle s’oppose, mais aussi de ce qu’elle propose et réalise. Le programme constructif veut montrer que les principes et les méthodes de la non-violence ne permettent pas seulement de mettre en œuvre la contestation de la société, mais qu’elle doit permettre d’en assumer la gestion.

Et la gestion de la société implique l’exercice du « pouvoir temporel ».

D’autres reproches me sont adressés qui concernent « l’efficacité ». J’aurais commis « une faute systématique » (Bigre !) dans ma conférence sur la « Stratégie de la non-violence » en présentant surtout « des techniques et des moyens qui peuvent être peut-être efficaces sur le terrain ». En réalité, je ne parle jamais de « stratégie de la non-violence », mais toujours de « stratégie de l’action non-violente ». Nuance ! Tu m’objectes que « la non-violence, même comme méthode d’action, ne saurait être réduite à une recherche d’efficacité ». Que veux-tu dire par là ? Que « la non-violence » ne saurait être réduite à une recherche d’efficacité, c’est l’évidence même et je ne cesse de l’affirmer. Mais que les méthodes de l’action non-violente doivent rechercher l’efficacité, cela me semble non moins évident. Car, quand il s’agit de « combattre l’injustice et de la supprimer » – et c’est bien le but que tu reconnais à l’action non-violente –, il s’agit bien de rechercher l’efficacité. Sinon, à quoi bon ? Il ne suffit pas d’avoir raison contre l’injustice, il faut avoir raison de l’injustice. Tu écris délicieusement que j’ai « un peu raison » quand je dis que, « en tant que méthode d’action, [la non-violence] est une recherche d’efficacité ». Je ne vois vraiment pas en quoi j’aurais « un peu tort » !

Permets-moi de citer César Chávez, que vous avez eu la bonne idée de faire connaître aux lecteurs arabes en publiant le livre Dans les traces de Gandhi. Chávez était avant tout un homme pragmatique pour lequel l’efficacité de l’action non-violente était le seul argument qu’il pouvait faire valoir auprès des « gens ». Lorsque je l’ai rencontré en août 1972 en Californie, il m’a dit ceci :

Notre non-violence est très pratique, à ras de terre. Elle doit faire face à des problèmes économiques plus qu’à tout autre chose. […] Nous donnons une grande importance à l’action. Nous devons continuer de prouver que la non-violence réussit et cela n’est pas possible à moins d’agir. Si vous ne faites pas d’actions, alors la non-violence ne marche pas et les gens commencent à être violents. […] Cela est très important. Il faut agir, agir, agir de façon à avoir des résultats, de façon à pouvoir dire aux gens : « Ça marche, la non-violence est efficace. »[1]

Interrogé par Jim Forest, alors que celui-ci évoque devant lui « l’attitude de ces gens qui emploient la rhétorique hautement morale de la non-violence en se dispensant de toute responsabilité réelle en face de la souffrance humaine », Chávez ne put s’empêcher de laisser transparaître sa colère :

Ce n’est pas cela la non-violence, affirme-t-il alors avec rudesse. Je suis continuellement irrité par les gens qui vont et viennent comme s’ils marchaient sur des œufs. Je n’encaisse pas cela. Je leur en veux. Je ne peux pas les supporter. Les non-violents n’ont rien à voir avec les anges. Nous ne sommes pas non-violents parce que nous voulons sauver notre âme. Nous sommes non-violents parce que nous voulons obtenir la justice sociale pour les ouvriers. Si tout ce qui vous intéresse, c’est d’être non-violents en étant préoccupés de votre salut, à un certain moment tout cela craque et vous vous dites : « Eh bien qu’eux soient violents pourvu que, moi, je reste non-violent. » Ou bien vous commencez à penser : « Peu importe si je perds la bataille, pourvu que, moi, je reste non-violent. » C’est extrêmement important : vous devez être non-violents et vous devez gagner avec la non-violence. Qu’importe aux pauvres que l’on construise d’étranges philosophies de non-violence si cela ne leur donne pas de pain.[2]

Chávez ne manque pas de se référer à Gandhi. Mais il veut voir en lui, non pas tant un maître spirituel qu’un stratège politique qui a expérimenté une nouvelle forme d’action efficace pour lutter contre l’injustice :

Ce que les gens doivent comprendre, affirme-t-il dans la même interview, c’est que Gandhi, à part le fait d’avoir été un saint (non pas un ange mais un saint), il était un stratège magistral. Quand je le lis, je le lis pour cela. […] Je vais derrière la scène pour découvrir la stratégie qu’il a employée, ce qui dans bien des cas permet à la non-violence d’être efficace.[3]

Tu m’avoueras que tout cela est parfaitement limpide.

Tu as bien voulu me signifier ton accord total avec le texte que j’ai écrit sur la situation en Palestine et que j’ai intitulé « Le meurtre est la question posée, Les Palestiniens et les Israéliens face au défi d la violence ». Tu as voulu que ce texte soit traduit en arabe et publié sur votre site www.maaber.org. Mais si nous demandons à nos amis palestiniens de renoncer à la violence et de faire l’option de la résistance non-violente, il faut bien que nous soyons convaincus que l’action non-violente peut être efficace. Sinon, nous serions irresponsables. Sinon, non seulement nous ne serions pas crédibles mais nous ne serions pas crus. Et ceux – tu sais qu’ils sont nombreux – qui nous reprochent d’être des « traîtres » à la résistance palestinienne en proposant la stratégie de l’action non-violente auraient raison. J’ajoute que les Palestiniens aspirent à la prise du pouvoir politique pour gérer eux-mêmes leur société en toute liberté et que, là encore, il faut bien que nous soyons convaincus que les principes et les méthodes de la non-violence permettent l’exercice de ce pouvoir.

Permets-moi de citer notre ami palestinien Moubarak Awad pour lequel je sais que tu nourris une grande estime. Dans un article publié en 1985 dans la revue Alternatives Non-violentes, Moubarak écrivait ceci :

La thèse de cet article est que la non-violence constitue la méthode la plus efficace de résistance à l’occupant israélien sur la Rive ouest et dans la bande de Gaza, actuellement. Les méthodes, tactiques et stratégies classiques de la non-violence doivent être bien sûr adaptées aux circonstances présentes, mais elles y sont tout à fait pertinentes. Bien plus, ces méthodes peuvent être utilisées avec succès, au moins en partie, par des individus qui ne sont pas nécessairement partisans de la non-violence.

Ces quelques réflexions sont plus que jamais d’actualité.

J’ai donc la faiblesse de penser que lorsque je dis qu’en tant que méthode d’action la non-violence « est une recherche d’efficacité », je n’ai pas seulement « un peu » raison, mais que je n’ai pas tort du tout… Et tu détournes le sens de mes propos lorsque tu voudrais opposer à mon éloge de l’efficacité mon affirmation selon laquelle la non-violence est en premier lieu une « option existentielle… d’essence spirituelle ». Tu confonds étrangement ce que je dis de la non-violence en tant que sagesse et ce que je dis de la non-violence en tant que méthode d’action.

C’est un principe essentiel de considérer que l’action non-violente n’est pas réservée à ceux qui ont fait l’option philosophique de la non-violence. Dans un article publié le 27 février 1930 dans Young India, alors qu’il se prépare à mobiliser le peuple indien dans la campagne de désobéissance civile concernant la loi sur le sel, Gandhi écrit : « Tous ceux qui acceptent la non-violence, soit comme un article de foi, soit comme une méthode politique (c’est moi qui souligne), doivent participer au mouvement de masse. »

En janvier 1942, lorsque Gandhi défend sa politique devant le Congrès de toute l’Inde, c’est en faisant valoir son efficacité qu’il justifie le choix de la non-violence comme méthode de lutte en vue d’obtenir l’indépendance :

La non-violence m’est un credo, affirme-t-il, le souffle de ma vie. Mais je ne l’ai jamais proposée à l’Inde comme un credo ou d’ailleurs à quiconque sauf, à l’occasion, lors de conversations informelles. Je l’ai proposée au Congrès comme une méthode politique destinée à résoudre des problèmes politiques. Il est possible que ce soit une méthode nouvelle, mais elle n’en perd pas pour cela son caractère politique. Je l’ai expérimenté pour la première fois en Afrique du Sud, après l’échec de tous les remèdes constitutionnels. Le problème était alors, exclusivement, l’existence politique des Indiens fixés en Afrique du Sud, comme marchands ou colporteurs. C’était pour eux une question de vie ou de mort, et ce fut en traitant ce problème que me vint cette méthode non-violente. Les différentes mesures que je pris alors n’étaient pas l’œuvre d’un visionnaire ou d’un rêveur. Elles étaient l’œuvre d’un homme pratique aux prises avec des problèmes politiques pratiques. Comme méthode politique, elle peut toujours être changée, modifiée, transformée, abandonnée même en faveur d’une autre. Si donc je vous dis que notre politique ne doit pas être abandonnée aujourd’hui, je vous parle sagesse politique. C’est de la perspicacité politique. Elle nous a servi dans le passé, elle nous a permis de parcourir de nombreuses étapes vers l’indépendance et c’est en tant qu’homme politique que je vous avertis que ce serait une grande faute d’envisager son abandon. Si j’ai entraîné le Congrès derrière moi toutes ces années, c’est en ma qualité d’homme politique. Il n’est pas juste de qualifier ma méthode de « religieuse » parce qu’elle est nouvelle.

Ce texte est essentiel, car il montre clairement que si, pour Gandhi, la non-violence est ce qu’il appelle un « credo », c’est-à-dire un choix existentiel qui donne sens à sa vie, c’est-à-dire le principe même de la vérité, il propose la méthode de l’action non-violente à ceux-là mêmes qui ne font pas ce choix. Remarquons bien que lorsqu’il évoque sa première expérience de l’action non-violente en Afrique du Sud, Gandhi ne se réfère à aucune considération éthique ou spirituelle, mais qu’il ne se réfère qu’à des considérations politiques et stratégiques. Certes, Gandhi voudrait bien que la non-violence devienne pour tous un credo, mais, parce qu’il a le réalisme de l’homme d’action, il n’en fait pas un préalable.

Un autre grand point de désaccord est ce que je dis et ce que j’écris au sujet de la « révolution permanente ». Là encore, le malentendu me semble total et m’est parfaitement incompréhensible. Je ne suis pas sans savoir que le concept de « révolution permanente » a été développé par Trotski. Cette question va susciter une vive polémique parmi les communistes. Bien évidemment, lorsque je parle de la « révolution permanente » dans le point 15 de mon texte La non-violence en action, je ne me réfère en rien à Trotski ! Mon idée est simple et claire comme de l’eau de roche. Quand une organisation politique a pris le pouvoir par la mise en œuvre des principes et des méthodes de la non-violence, elle se trouve confrontée à une tâche redoutable : comment exercer le pouvoir en restant fidèle à ces mêmes principes ? Nous le savons tous, les pièges du pouvoir sont innombrables. La tentation est grande, même pour ceux qui ont dirigé un mouvement de résistance non-violente, même pour ceux qui ont accompli une révolution non-violente, de retomber dans des pratiques étatistes. Aussi bien est-il essentiel d’organiser au sein de la société civile un contre-pouvoir qui permette aux citoyennes et aux citoyens d’exercer sur les dirigeants politiques un contrôle démocratique. Lorsque l’Inde devint indépendante, Gandhi avait parfaitement conscience que le risque était grand que les dirigeants du Congrès exercent le pouvoir en reproduisant les structures sociopolitiques héritées du colonialisme britannique. Il redoutait que se mette en place une élite politicienne qui ne permette pas aux Indiens d’exercer pleinement leur pouvoir de citoyens :

J’espère démontrer, affirmait-il, que la véritable indépendance ne viendra pas de la prise du pouvoir par quelques-uns, mais du pouvoir que tous auront de s’opposer aux abus de l’autorité. En d’autres termes, on devra arriver à l’indépendance en inculquant aux masses la conviction qu’elles ont la possibilité de contrôler l’exercice de l’autorité et de la tenir en respect.

Tu reconnaîtras aisément que c’est exactement ce que je dis dans mon point 15. C’est pourquoi, il aurait voulu, au moment de la prise du pouvoir par Nehru, que Jayaprakash Narayan (JP : « Ji Pi »), qui était un homme d’une totale intégrité, bénéficiant d’une immense popularité auprès du peuple indien, devienne président du Congrès afin, précisément, d’exercer un contre-pouvoir capable de contrôler Nehru. Mais Nehru ne l’acceptera pas et Narayan sera écarté de la présidence du Congrès. C’est ce même JP qui, bien des années plus tard, organisera un contre-pouvoir contre la dictature d’Indira Gandhi (qui, comme son nom ne l’indique pas, est la fille de Nehru et non pas de Gandhi…) en organisant de nombreuses actions non-violentes en 1974. Lorsque, en janvier 1977, je l’ai rencontré chez lui, à Patna, il m’a dit l’espoir qu’il mettait dans le nouveau parti qu’il venait de créer, le Janata Party. Quelques semaines plus tard, le Janata Party gagnait les élections et rétablissait la démocratie.

Dans ton texte, tu inventes de toutes pièces une véritable caricature de cette « révolution permanente » et tu ne peux évidemment qu’affirmer ton désaccord avec cette caricature qui déforme allégrement ma pensée. Ainsi tu la présentes comme « l’encouragement d’une logique de lutte continue qui peut tout simplement violer la légitimité et les lois, et dépasser les institutions de tout État démocratique supposé avoir ses propres institutions et ses propres lois. Ce qui peut conduire à l’anarchie à travers la destruction des structures de l’État et de la société ». Mais comment en es-tu venu à croire que je pouvais faire l’apologie d’un tel anarchisme destructeur de la société ? Tu exposes ici une conception de la résistance non-violente qui est précisément celle des réactionnaires les plus endurcis. Ceux qui veulent défendre la loi et l’ordre : Law and Order. Tu raisonnes exactement comme la procureure du Tribunal correctionnel d’Orléans. Le 26 février 2007, à la demande des prévenus, j’ai témoigné devant ce tribunal en faveur des désobéisseurs qui avaient fauché des pieds de maïs génétiquement modifiés. Comme tu le sais, le risque est grand que la culture en plein champ de ce maïs présente de graves dangers pour la santé de nos enfants. Je m’étais donc efforcé de convaincre les juges que l’action de désobéissance civile des prévenus était certes illégale, mais qu’elle était légitime. J’avais terminé mon témoignage en citant le grand écrivain Georges Bernanos : « Il faut beaucoup d’indisciplinés pour faire un peuple libre. » La procureure a cru devoir stigmatiser mes propos dans son réquisitoire en développant les mêmes arguments que les tiens ! Pour un peu, elle m’inculpait d’atteinte à l’ordre public pour apologie de la désobéissance civile ! Ainsi donc tu tiens à mon encontre un langage de procureur ! J’ai témoigné une seconde fois devant le tribunal de Chartres, toujours en faveur des faucheurs du maïs transgénique. Et, cette fois, les juges ont relaxé les prévenus. En quelque sorte, ils reconnaissaient eux-mêmes que la désobéissance civile était légitime !

Dès lors que dans un État démocratique, dans un État de droit, les lois et les institutions garantissent la justice pour tous les citoyens, celles-ci doivent être respectées. Dans ce cas, « la révolution permanente » consiste non pas à violer les lois, mais, au contraire, à organiser une vigilance citoyenne afin qu’elles soient respectées. Toute vie en société implique en effet l’existence de lois. Dès que nous voulons jouer ensemble, il nous faut élaborer une règle du jeu. Et le jeu n’est possible que si chacun la respecte. Il serait donc vain, au nom d’un idéal de non-violence absolue, de concevoir une société où la justice et l’ordre pourraient être assurés par le libre concours de chacun, sans qu’il soit besoin de recourir aux interdits et aux obligations imposés par la loi. Celle-ci remplit une fonction sociale qu’on ne saurait nier : celle d’obliger les citoyens à un comportement raisonnable, en sorte que ni l’arbitraire ni la violence ne puissent se donner libre cours. Il ne serait donc pas juste de considérer les contraintes exercées par la loi seulement comme des entraves à la liberté ; elles sont d’abord des garanties pour elle. En m’interdisant de voler les biens d’autrui, la loi garantit la sûreté de mes propres biens. Les lois justes sont le fondement même de l’État de droit. Pour autant que la loi remplisse sa fonction au service de la justice, elle mérite le respect et l’obéissance des citoyens. Je le dis explicitement dans mon texte sur La non-violence en action :

La loi a une fonction légitime dans la société. La fonction de la loi est d’organiser la société en sorte que la justice soit appliquée par tous et pour tous. Pour autant que la loi remplisse sa fonction, elle mérite notre « obéissance ».

Il est naturel qu’en démocratie, le pouvoir politique bénéficie d’une présomption de légitimité, mais celle-ci n’est pas irréfragable, c’est-à-dire qu’il est possible de lui apporter une preuve contraire. Lorsque la loi cautionne ou engendre elle-même l’injustice, elle mérite la désobéissance des citoyens. La légalité des dispositions prises par l’État ne suffit pas à fonder leur légitimité. L’obéissance à la loi ne dégage pas le citoyen de sa responsabilité. La démocratie exige des citoyens responsables et non pas des individus disciplinés :

La désobéissance civile, affirme Gandhi, est le droit imprescriptible de tout citoyen. Il ne saurait y renoncer sans cesser d’être un homme. La désobéissance civile ne donne jamais suite à l’anarchie, alors que la désobéissance criminelle peut y conduire. […] Ce serait vouloir emprisonner la conscience que de faire cesser la désobéissance civile.
Sur le plan politique, précise encore Gandhi, la lutte en faveur du peuple consiste principalement à s’opposer à l’erreur qui se manifeste dans les lois injustes. Quand vous avez échoué à faire reconnaître son erreur au législateur par le moyen de pétitions et de méthodes semblables, le seul recours qui vous est laissé, si vous ne voulez pas vous résigner à l’erreur, consiste à le contraindre à vous céder par la force physique ou à souffrir vous-même en provoquant la sanction prévue pour la violation de la loi.

Ce n’est pas la loi qui doit dicter ce qui est juste, mais ce qui est juste qui doit dicter la loi. Aussi bien, lorsque le citoyen estime qu’il y a conflit entre la loi et la justice, il doit choisir de respecter la justice et désobéir à la loi. Ici, plusieurs questions se posent. N’est-il pas dangereux de laisser à chaque citoyen la libre appréciation de la légitimité des lois ? Permettre à chacun la liberté d’agir à sa guise, n’est-ce pas instituer le désordre dans toute la société, « conduire à l’anarchie », pour reprendre ton expression ? Ne va-t-il pas suffire qu’une loi déplaise à un individu pour qu’il revendique le droit de lui désobéir ? Selon quels critères, en définitive, un citoyen peut-il avoir la certitude qu’une loi est injuste ? À toutes ces interrogations, on ne peut répondre autrement qu’en affirmant que le citoyen doit assumer l’entière responsabilité de ses décisions et de ses actes. En dernière analyse, l’homme ne peut se décider à agir autrement qu’à travers les lumières et les exigences de sa propre raison et de sa propre conscience. Il court certes le risque de se tromper, mais ce risque serait encore plus grand s’il choisissait de se conformer aux décisions prises par d’autres. Pour avoir raison, il faut prendre le risque de se tromper. Choisir l’obéissance inconditionnelle, c’est choisir l’irresponsabilité. Au demeurant, en se mettant délibérément hors la loi, le désobéisseur prend pour lui-même des risques qui peuvent être considérables. Et ces risques sont de nature à le dissuader d’enfreindre la loi pour ne faire valoir que ses intérêts particuliers. L’expérience prouve amplement que le citoyen risque beaucoup plus d’obéir à une loi injuste que de désobéir à une loi juste.

Après avoir caricaturé outre mesure ma conception de la « révolution permanente », tu lui opposes ta propre conception : « Telle qu’on la comprend (qui « on » ?), elle est surtout, et au niveau de tout être humain, cette remise en question personnelle, perpétuelle et continue, de sa conscience, de ses concepts, de ses principes et convictions idéologiques et religieuses. » Et pour justifier ta propre conception, tu appelles à la rescousse mon affirmation selon laquelle « l’exigence de non-violence est une invitation à la conversion : conversion du cœur, du regard, de l’intelligence. » Ici, nous atteignons le comble de la confusion des genres. Alors que je tente de concevoir la possibilité d’organiser une gestion de la cité politique qui s’inspire le mieux possible des exigences de la démocratie, tu viens contester mes propositions en faisant valoir que la véritable « révolution permanente » exige de tout être humain de se convertir dans sa vie personnelle. En effet, je reconnais moi-même la nécessité de cette « conversion permanente » pour chacun d’entre nous, mais je n’ai pas l’illusion de penser que ce serait seulement la somme de ces conversions personnelles qui pourrait construire la cité politique dans le respect des exigences de la démocratie, c’est-à-dire de la justice. Le politique a sa consistance propre et celle-ci trouve sa forme dans des institutions qui historicisent les valeurs universelles que les plus sages des hommes ont su énoncées. Je maintiens donc que la « révolution permanente » est une tâche citoyenne qui implique un engagement politique pour organiser notre « vivre ensemble » et non pas une conversion qui ne concernerait que l’intimité de notre vie personnelle.

Permets-moi de conclure cette longue réponse en reprenant à mon compte la première citation que tu fais de mon Dictionnaire de la non-violence et à propos de laquelle tu veux bien dire que j’ai entièrement raison :

Lorsqu’on parle de « non-violence », il importe d’introduire et de maintenir une distinction dont l’oubli engendre bien des équivoques : celle entre l’exigence philosophique de non-violence et la stratégie de l’action non-violente. L’une et l’autre se situent sur des registres différents qu’il convient de distinguer, non pour les séparer, mais pour ne pas les confondre.

Il me plaît de terminer sur cet accord l’investigation de nos désaccords dans l’espérance que ceux-ci pourront être surmontés. Du moins, la longueur de ma réponse te montrera combien j’attache de l’importance à notre dialogue.

Surtout, portes-toi bien.

Le 20 août 2008

*** *** ***


 

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[1] Cité par Jean-Marie Muller et Jean Kalman, César Chávez, un combat non-violent, Paris, Fayard/Le Cerf, 1987, pp. 273-274.

[2] Ibid., pp. 276-277.

[3] Ibid., p. 276.

 

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